La caisse noire (suite)

Où Blum se révèle un être hors du commun devant un lieutenant Fuhr pantois!

 

“...Parfois, l’inspection sur le chemin de ronde, pouvait se dérouler avec l’ânon. On prenait alors le risque délibéré de voir cet animal vicieux se débarrasser de son cavalier, dès l’instant où le sous-officier pointait son arme. Souffris avait taillé une bonne trique pour prévenir toute velléité de ruade par un coup sec asséné entre les deux longues oreilles, dès qu’apparaissait un corbeau. La surprise provoquée par la trique n’annulait pas toujours la réaction au coup de feu. Elle se déclenchait souvent à contretemps, ce qui compliquait les rapports entre l’ânon et son petit maître. Pour terminer la ronde de surveillance, on se rendait au poste optique. Le sergent-major confiait alors une puissante torche électrique à son compagnon qui se voyait investi de la responsabilité de transmettre un compte rendu à son père, en direction de la montagne. Le texte, immuable, signifiait « rien à signaler », en abrégé « R.A.S. », un assemblage de longs et de brefs lumineux, laissés à la complète discrétion du manipulateur. Son père ne manquait jamais, le soir à son retour, de dire qu’il avait bien reçu la communication ou parfois, lorsque le temps laissait à désirer, qu’il n’était pas parvenu à déchiffrer. Le lieutenant Fuhr s’aperçut que cette plongée dans un passé enfoui au plus profond de lui-même, mais ressurgissant en force au seul nom oublié de Souffris, avait dû prendre du temps et laissé planer un long silence. Il s’entendit murmurer, comme une suite logique au déroulement des images qui venaient de se succéder : 

       -« Dans mon souvenir vous étiez mince et très grand. Et puis votre départ brutal, sans en avoir été prévenu, m’a causé un chagrin qui m’est resté sur le cœur. Mes parents n’ont jamais pu me dire pourquoi on ne vous voyait plus. Ils ont émis l’idée que vous étiez malade et que vous aviez dû être évacué d’urgence vers un hôpital, mais sans savoir où il se trouvait. On parlait d’un méchant coup de paludisme. Personne n’a jamais voulu me renseigner. J’ai fini par me résigner. Autre chose, je vous ai connu sous l’uniforme d’un élégant sergent-major et voilà que, vingt-cinq ans après, je vous retrouve sous celui de caporal-chef, avec un autre nom et assumant les fonctions de chef de service, sous les ordres de l’intendant, auquel je viens précisément demander si la comptabilité que je tiens, est correctement faite. C’est lui qui m’adresse à vous. Comprenez mon étonnement, pour ne pas dire mon trouble ! » 

       -« J’étais grand dans votre souvenir parce que vous étiez bien petit. Vous mesuriez les hommes et les choses par référence à votre taille. Vingt-cinq ans se sont écoulés. Nous avons changé. Mon véritable nom est Blumenthal. A la Légion je me suis engagé la première fois sous celui de Souffris. C’était le nom de jeune fille de ma mère. Vous m’avez connu sous cette identité. J’ai quitté brusquement le poste de Khénifra en désertant. Je ne pouvais pas vous en parler. Cela explique la gêne de vos parents et de ceux que vous avez interrogés sur mon départ. Pourquoi cette désertion de la part d’un gradé jusqu’alors exemplaire ? Aujourd’hui encore je me questionne sur ce coup de folie. Il y a en moi une certaine fragilité atavique, une tendance à la passion qui l’emporte sur la simple raison, avec l’attrait de l’interdit. Mais mon histoire est si longue, si incroyable et si compliquée que j’hésite à vous la relater. Pourtant je vous la dois, en raison de l’affection qui nous unissait jadis. Peu de personnes la connaissent. Il n’y a que deux ou trois officiers, dont le commandant de la Légion, qui soient au courant. L’un d’eux m’avait eu comme sous-officier. Je l’avais aidé à bâtir un poste, que vous devez connaître à Tabelbala. Il m’en a été reconnaissant et a bien voulu me faire reprendre par la Légion, à l’époque où j’étais recherché par la police française, pour des faits dits frauduleux. On m’a réintégré sous le nom de Blum. Je vais vous résumer mon histoire. Mais asseyez-vous, car même sous forme condensée, elle va prendre du temps. » 

       -« Après tant d’années et une si grande place tenue dans mes souvenirs les plus anciens, après une belle et profonde affection soudainement interrompue, il me semble que j’ai besoin de savoir la cause de mon chagrin d’enfant et votre étrange destin. Prenez tout le temps nécessaire, mais appelez-moi par mon prénom comme jadis. » 

       -« Non mon lieutenant ! J’ai la fierté de ce que vous êtes devenu et le respect de la hiérarchie à la Légion. J’ai quitté brutalement la garnison de Khénifra parce que je me suis enfui avec l’épouse du capitaine, un jour que la compagnie nomadisait dans la montagne. J’éprouvais à son égard une passion qui me plaçait dans un univers où la raison n’avait plus accès. Elle se trouvait dans les mêmes dispositions d’esprit. Votre mère avait bien deviné notre liaison, malgré les précautions que nous prenions. Elle avait tenté de me raisonner, sans succès puisque je suis parti. Quand on entre dans une telle folie, une faute en entraîne toujours d’autres. Il fallait de l’argent pour nous en aller le plus loin possible et vivre notre passion dans un cadre digne d’elle. J’ai donc pris avec moi la totalité des liquidités contenues dans le coffre-fort de la compagnie, dont j’avais la clé. Ma compagne a emporté la caisse noire de son mari, car elle se trouvait dans leur villa de fonction. Elle est partie par le car régulier allant à Meknès. Moi, je suis monté dans le camion du Grec, qui servait au ravitaillement de son épicerie et de son café. Nous avons mené une vie extraordinaire à Casablanca et à Rabat, dans le luxe, je le confesse. La vie à grandes guides1 ! Nous ne nous cachions pas spécialement. J’avoue que je m’attendais à être arrêté à tout instant, par la gendarmerie. Mais il ne s’est rien passé. Je pense que le capitaine n’a pas voulu rendre compte de mon absence tout de suite, sans doute à cause de sa femme. Il appartenait à une riche famille bordelaise. Il n’a jamais signalé le vol de sa caisse. Finalement ce beau roman d’amour s’est mal terminé. D’une part, notre avoir fondant rapidement, je l’ai risqué au jeu, pour finir par le perdre complètement et même un peu plus. D’autre part je m’étais aperçu que ma compagne devenait mélancolique. Il me semblait quelle commençait à regretter sa fuite et la perspective d’une vie aventureuse, aux ressources incertaines. Un soir, je l’ai surprise en larmes. Elle songeait, paraît-il, au chagrin provoqué chez son mari par sa fuite. Alors j’ai senti que c’était à moi de me sacrifier. Nous étions sans ressources. Son mari lui pardonnerait une aventure aussi brève que folle, en raison même de la folie qui l’avait engendrée. Il serait heureux de la récupérer. Avec moi, c’était l’errance ou la perspective du tribunal militaire. Je suis parti seul, grâce au consul allemand qui favorisait, en cachette, les désertions des ressortissants allemands de la Légion. »

Il y eut un petit moment de silence dans le récit du vieil homme, comme s’il s’appesantissait, par la pensée, sur cette décision d’un sacrifice qui lui avait beaucoup coûté. Fuhr, de son côté, songea irrévérencieusement, que la perte des dernières ressources du couple en fuite, avait dû sans doute peser lourd dans une décision aussi radicale. 

       -« Je suis né en Allemagne. Mes parents étaient israélites, commerçants et assez fortunés. J’ai vécu une enfance heureuse avec eux en Alsace, du temps qu’elle était allemande. C’est la raison pour laquelle je parle le français aussi bien que ma langue maternelle. Le négoce de mon père, l’amenant à traiter avec nos coreligionnaires français, il a encouragé ma tendance au bilinguisme. J’ai été un mauvais garçon de bonne famille, sans doute à cause des trop grandes facilités que la richesse de ma famille me procurait. Une méchante affaire avec un rival irascible, dans une liaison avec une jolie Badoise2, dont je me croyais éperdument épris ; à vrai dire une rixe ayant mal tourné, m’a obligé à une fuite précipitée en France, où je me suis engagé à la Légion, au premier poste de gendarmerie. J’avais l’impression d’avoir frappé beaucoup trop fort et d’avoir étendu raide mon adversaire. Il ne l'était pas, comme je l’ai su plus tard, mais le coup de canne sur son crâne a laissé des séquelles graves. Ces événements se situent peu de temps avant la Grande Guerre. Pour moi le choix se réduisait à l’alternative suivante : ou la Légion, si elle voulait bien de moi, ou la prison, suivie d’une extradition car je serais recherché pour tentative de meurtre ou même pour meurtre. C’est ainsi que je suis devenu légionnaire, que j’ai été, après ma formation en Algérie, affecté au Maroc puisque la guerre venait de commencer en Europe. Etant de nationalité allemande, je n’avais pas à prendre part aux combats contre les miens sur les fronts de métropole. Mes connaissances, un penchant naturel propre à ceux de ma race pour les chiffres et une certaine aptitude à l’exercice de l’autorité, m’ont permis de monter en grade assez rapidement dans la branche administrative. J’avais croisé votre père à plusieurs reprises. Nous avons été désignés, tous les deux pour la compagnie en poste à Khénifra, dans le même renfort, vers la fin de 1922. C’est ainsi que nous nous sommes connus, que j’ai fait partie de vos souvenirs d’enfance et que j’en ai disparu, happé par un destin malheureux. Pourquoi me retrouvez-vous, à vingt-cinq ans d’intervalle, de nouveau à la Légion, avec un grade du bas de l’échelle ? Je vais vous relater brièvement les étapes qui m’ont ramené deux fois dans ses rangs et qu’aucun romancier n’oserait prendre pour trame d’une aventure, tant elle est invraisemblable. » 

Souffris, ou plutôt Blum, fit une petite pause comme pour trier l’essentiel de ce qu’il voulait raconter.

        -« J’avais donné au consulat d’Allemagne l’identité de Souffris, en usurpant celle du fils de mon oncle maternel, puisque ce nom était celui de ma mère et celui sous lequel je m’étais engagé à la Légion. Toute ma famille avait disparu ainsi que nos biens, totalement spoliés. Je pensais que je pouvais passer inaperçu après ce grand bouleversement de la guerre. Les choses ont bien commencé pour moi, encore que mon passé d’ancien légionnaire ait attiré l’attention de l’administration allemande. J’avais trouvé un excellent travail comme comptable et conseiller financier dans une grande entreprise qui exportait vers l’étranger et en particulier vers l’Afrique du Nord. Ma connaissance du Maroc et de l’Algérie avait joué en ma faveur pour mon recrutement. Je gagnais correctement ma vie. Mais les services de sécurité d’Allemagne, bien que lents, n’abandonnent jamais un dossier tant qu’il subsiste quelques lacunes et que tout n’est pas parfaitement limpide. J’ai pu ainsi bénéficier de quelques années de tranquillité, puis j’ai été convoqué à deux reprises par la police. On m’y a questionné de telle manière que je me suis rendu compte qu’on me soupçonnait d’être le Blumenthal, recherché depuis longtemps, insoumis en fuite et ex-légionnaire. A l’issue de la seconde convocation, j’ai carrément pris la fuite, après avoir soustrait précipitamment une bonne somme d’argent dans le coffre de ma société. 

Vous souriez, je le vois mon Lieutenant ! Vous pensez que c’est une habitude. Mais nécessité fait loi. Il fallait filer rapidement. J’ai d’ailleurs tout remboursé à cette société par la suite, comme j’ai largement restitué aux héritiers de mon vieux capitaine de Khénifra, ce qui avait été pris dans le coffre-fort de sa compagnie, pour notre équipée avec leur mère. Ils ont dû d’ailleurs rien y comprendre. Mais elle, qui vit toujours, sait que je me suis racheté. J’ai choisi, comme par une sorte d’inclination irrésistible, ce qui était aussi une solution de facilité, le retour du fils prodigue à la Légion. Je savais très bien ce qui m’attendait. Les sanctions à encourir me paraissaient plus supportables que l’errance, avec menace d’arrestation suivie d’une extradition. J’étais sans papiers et des avis de recherche allaient sans doute me rejoindre partout où je me trouverais. Qu’il me suffise de vous dire que j’ai été engagé de nouveau, sous l’identité de Blum, après avoir exposé mon cas en toute franchise. Bien sûr j’ai été à la compagnie de discipline de la Légion, où j’ai fait six mois sans aucun régime de faveur. Ensuite, on m’a muté à la compagnie automobile de l’ouest saharien qui était implanté à Tabelbala, avec l’interdiction d’utilisation dans un emploi administratif. Le détournement d’argent de Khénifra ne m’a jamais été imputé, puisque la victime, mon ancien capitaine, avait tout remboursé sur ses biens propres, en ne faisant état que de ma désertion. Mais la Légion connaissait tout et savait ma fragilité vis-à-vis de l’argent. J’ai pu regagner progressivement des galons, jusqu’au grade de sergent-chef, dans la troupe. Mon nouveau capitaine était un bâtisseur. Il a réalisé, sur une hauteur dominant l’oasis de Tabelbala, un poste extraordinaire, avec des bâtiments dont les toits étaient constitués de magnifiques coupoles de style mauresque. La matière première ne coûtait rien : des briques en terre crue travaillée avec de la paille et séchées au soleil. Un enduit à la chaux conférait à ces constructions une blancheur éblouissante. Mais, des matériaux que nous ne pouvions pas réaliser par nos propres moyens, étaient nécessaires, comme le carrelage, les vitres, les huisseries et bien d’autres choses. Des ressources devaient être dégagées pour acheter dans le commerce ce qui faisait défaut et que le service du Génie ne nous procurerait pas gratuitement. Faisant fi de l’interdiction d’emploi qui pesait sur moi, le capitaine a utilisé mes compétences dans le domaine financier pour créer et exploiter ces ressources, en m’enjoignant de rester dans les limites de la loi, jusque sur ses bords les plus extrêmes, mais pas au-delà. Je crois avoir été assez brillant dans ce domaine. J’ai monté une coopérative d’achat qui alimentait toutes les formations militaires sahariennes, présahariennes et pas mal de commerçants civils du sud, avec des réductions considérables sur les marchandises et les boissons (le SAGLE avant la lettre… ndlr). Tout le monde y a trouvé son compte, à commencer par mon chef et ses frais de gestion. Il a pu édifier un poste de rêve, d’une allure folle, peut-être un peu hollywoodien, mais tellement extraordinaire dans un cadre qui lui constituait un écrin somptueux. Le poste comprenait trois parties, chacune dotée d’une piscine, d’un mess, de douches et de logements confortables. La plus petite formait le domaine des officiers. Une autre, un peu plus grande, celui des sous-officiers et la dernière, la plus vaste, était réservée à la troupe. Des tubes luminescents, provenant directement de l’exposition coloniale de 1931, éclairaient les allées intérieures lorsque la nuit tombait. Des projecteurs étanches dans les piscines complétaient ces illuminations nocturnes. Nous possédions une centrale électrique où règnait un adjudant, un ancien lieutenant de vaisseau qui avait eu de gros ennuis et qui était reparti à zéro à la Légion. Un de ses bons camarades de promotion devenu amiral à Mers-el-Kébir, lui avait fourni un puissant moteur et les alternateurs nécessaires à cette débauche d’éclairage intense. Le camp possédait une chapelle ornée de vitraux représentant des sujets religieux, réalisés par des artistes légionnaires. La salle à manger du capitaine, destinée aux réceptions des hôtes de qualité, était décorée à l’alsacienne. Les serveurs et le maître d’hôtel officiaient en pantoufles de feutre afin de ne pas troubler les conversations. Au fond, la folie édificatrice de mon supérieur était devenue la mienne. Elle a fait de moi un chef d’entreprise, un brasseur d’affaires et m’a initié aux faux en écriture, mais pour une bonne cause. La Seconde Guerre mondiale nous est tombée dessus alors que je vivais dans un univers à part, où seules des réalisations encore plus stupéfiantes occupaient toutes mes pensées. J’avais atteint le grade tout neuf d’adjudant et passé mon brevet de chef de section. J’ai été muté en métropole, au début de la guerre, dans un régiment de volontaires étrangers. Ma nationalité déclarée pour mon engagement à la Légion étant suisse, il n’existait pas d’interdit à ce que je combatte contre des Allemands. Je ne tenais d’ailleurs pas à me voir mis à l’écart du conflit et à me retrouver au Tonkin. Il me paraît tout-à-fait superflu de vous parler des combats de mon régiment et de ma participation à diverses actions, dont j’ai quelque fierté, car les légionnaires de la section que je commandais, presque tous des anciens combattants républicains espagnols, à l’exception d’une poignée de Polonais, étaient animés d’une haine féroce contre les Allemands et savaient se battre. Je me suis retrouvé, avec ce qui restait de ma section, coupé de mon régiment par des panzers et mal en point, à cause d’une blessure plus gênante que grave. Nous ne voulions surtout pas être capturés. Nous savions ce qui nous attendait, moi pour mon passé, mes volontaires étrangers pour leur rôle pendant la guerre civile espagnole comme les Polonais. On se trouvait dans le département du Doubs. Nous avons eu beaucoup de chance ; les habitants nous ont aidés en prenant des risques énormes. Oui, ils nous ont vraiment aidés. Sans le vouloir réellement, nous avons sans doute constitué, avant la lettre, l’un des premiers maquis de métropole. Nous voulions reprendre le combat dès que possible en regagnant nos lignes. Mais il n’y avait plus de lignes à rejoindre. La débâcle, suivie de l’armistice, nous a obligés à rester terrés dans nos refuges. Il a fallu s’organiser pour durer. Inutile aussi de vous raconter comment nous avons dû, progressivement, nous structurer pour survivre, puis nous établir comme résistants, sur un territoire à géométrie variable allant du sud de l’Alsace au nord du Doubs, avec pour centre approximatif Delle… »

(à suivre…)

Recueilli par AM