Où l’on découvre un sergent-major devenu caporal-chef et la toute prime jeunesse du lieutenant Fuhr…

La caisse noire (suite)

 

Fuhr passa trois mois entiers sans avoir un moment de détente. Il apprenait lentement son nouveau métier, essayait de bien comprendre les textes administratifs qu’il avait pu réunir et redressait, très laborieusement, une situation qui lui avait complètement échappé sous la gestion de Delpit. Un contact avec son homologue de l’autre compagnie saharienne  s’était révélé d’un grand secours et lui avait restitué une certaine confiance en lui. Mais son caractère inquiet pour tout ce qui touchait aux manipulations d’argent, entretenait chez lui comme un sentiment de culpabilité vis-à-vis de la somme découverte en excédent, toujours non identifiée et versée dans la caisse noire. Il avait envisagé toutes les hypothèses possibles, sans trouver une explication cohérente. L’idée qu’un contrôle découvrirait ce qu’il ne parvenait pas à comprendre et qui pourrait passer pour de la malversation, le taraudait. Il appréhendait de recevoir d’Alger une demande d’explications concernant une faute de gestion. Aussi, c’est avec soulagement qu’il entendit le capitaine, à l’issue d’un grand rapport, annoncer qu’il envisageait une liaison sur la capitale pour effectuer un renouvellement des approvisionnements, mission incombant, comme de coutume, à l’officier des détails. Avec le commandant de compagnie l’exécution s’enchaînait sur l’intention, sans solution de continuité. Deux jours après le grand rapport, à peine le temps de rassembler dans un dossier les problèmes sans solution apparente et de dresser la liste des achats à effectuer, le petit convoi de ravitaillement était prêt à partir pour Alger. Le voyage par la route, avec les camions destinés à ramener les achats, fut sans problème. Après avoir fait la tournée des fournisseurs et donné ses instructions aux chefs de voiture pour le chargement des marchandises, Fuhr se présenta à l’intendance. C’était au début de l’après-midi. Il faisait une chaleur accablante et lourde, comme souvent en bord de mer. L’officier des détails, en fonction depuis un trimestre, n’augurait rien de bon d’un contact établi dans des conditions aussi pénibles. Il s’adressa à la secrétaire, assez jolie fille d’ailleurs, dont le bureau portait l’indication : « Cabinet du Directeur ». 

      -« Lieutenant Fuhr en mission à Alger ! Je désire me présenter au directeur, l’intendant Candéla, avant mon retour à Aïn-Sefra, pour le saluer, prendre éventuellement ses instructions et le courrier, s’il y en a pour notre compagnie. » 

      -« Vous avez de la chance. Monsieur le Directeur vient rarement l’après-midi, en août. Il travaille à ses rapports chez lui. Mais il se trouve actuellement dans son bureau. Je vais lui demander s’il peut vous recevoir. » 

Presque tout de suite le directeur ouvrit la porte lui-même, après avoir été contacté par la secrétaire et fit entrer, très courtoisement, le lieutenant dans un vaste et luxueux bureau où régnait une atmosphère feutrée. Une impressionnante bibliothèque murale, bourrée de journaux officiels reliés avec art et de livres de droit, occupait le fond de la pièce. Juste devant, il y avait un bureau vaste et confortable, à l’aspect ministériel. Désignant un fauteuil moelleux et profond, le directeur prononça, avec une certaine chaleur, quelques paroles de bienvenue en regrettant de n’avoir pas été averti de cette visite. Il aurait aimé inviter chez lui son visiteur, pour le remercier de l’hospitalité qu’il avait reçue durant son séjour imprévu dans la région d’Aïn-Sefra. Il lui proposa de rester à Alger un jour de plus, de manière à le recevoir le lendemain, invitation que déclina Fuhr qui devait prendre la route du retour de nuit, afin de ne pas rouler en pleine chaleur. Il venait simplement saluer le directeur et s’enquérir de la tenue des comptes de sa compagnie saharienne, puisque depuis trois mois il en était responsable. L’intendant parut étonné et embarrassé. 

       -« Je suis le directeur de cette intendance, donc je dirige mon établissement. Cette fonctionne m’occupe à plein temps. L’un de mes grands subordonnés, est spécialement chargé de la comptabilité des corps de troupe. Je ne vois aucun document comptable sauf lorsqu’on me signale des anomalies ou des fautes importantes. C’est seulement au cours de mes inspections que je suis amené à me faire présenter la comptabilité. Mon service de contrôle ne m’a rien dit à votre sujet. Les bordereaux que j’ai pu voir passer sur mon bureau concernant votre compagnie, portaient le cachet « S.O. », c’est-à-dire « sans observation ». Puisque je n’ai pas été alerté, je pense que vos opérations comptables ne soulèvent aucune remarque et qu’il n’y a pas de redressements à effectuer. Pour moi la situation est claire. Il me semble que j’ai prononcé une imputation sur l’Etat, pour une perte subie dans votre porcherie. Il s’agissait d’une épidémie, en d’autres termes d’un cas de force majeure. Donc ce problème est maintenant réglé, sans suites pour vous. Par ailleurs j’ai reçu l’avis de sanction infligée à votre prédécesseur, ainsi que celui concernant sa mutation en Indochine. Je ne vois donc plus le moindre contentieux avec votre Saharienne. Je pense toutefois, si je comprends bien le sens de votre question, si vous désirez savoir si les écritures qui nous parviennent, en provenance de votre compagnie, présentent quelques imperfections dans la forme. Allez donc voir Monsieur Blum, au fond du couloir à gauche. Il assume la responsabilité du contrôle. C’est un expert remarquable. La Légion me l’a détaché pour occuper ce poste qui requiert une grande expérience. Il n’est que caporal-chef. Mais dans ses fonctions, dont l’importance ne vous échappe pas, il se situe au niveau d’un chef de service. Il vous dira tout ce que vous désirez savoir sur votre comptabilité, depuis le départ de Laurier. Comme il est administré par la Légion étrangère et qu’il lui voue une vénération profonde, je crois qu’il fera tout son possible pour réponde à vos questions. Ensuite revenez me voir avant de reprendre la route, mais seulement si vous en avez fini avec lui, car je pars dans un peu moins d’une heure pour une réunion à l’état-major. »

Le lieutenant trouva facilement, au bout d’un long couloir et sur la gauche, le bureau du caporal-chef Blum, d’ailleurs marqué par une pancarte discrète, portant le titre de « Contrôle ». La porte était ouverte. Il n’aperçut d’abord qu’un crâne gris et dénudé, avec tout autour, une couronne de cheveux blancs. Cela évoquait irrésistiblement les moines que l’on voit sur les couvercles des boîtes de fromage, avec une large tonsure naturelle bordée par d’abondants cheveux argentés, courant d’une oreille à l’autre. Le responsable du contrôle releva la tête en clignant des yeux. On devinait que c’était un homme habitué à vivre perpétuellement penché sur des papiers couverts de chiffres en rangs serrés, comme des bataillons alignés pour une étrange et lente parade. Les yeux qui fixaient Fuhr avaient dû être bleus, mais ils apparaissaient comme délavés, au travers de lunettes présentant la forme de fortes loupes. Ils constituaient, manifestement, les capteurs d’une machine impitoyable, conçue pour analyser ligne par ligne, chiffre par chiffre, les écritures et les comptes qui se présentaient dans leur champ scrutateur. Rien ne pouvait échapper à la pénétration d’un tel regard, lourd, inquisiteur et glacé. Un ventilateur se trouvait sur la table. Il était à l’arrêt, malgré la chaleur, car il aurait pu faire bouger les papiers et perturber par son souffle les actions de contrôle.

        -« Je suis le lieutenant Fuhr, officier des détails de la Saharienne portée d’Aïn-Sefra. L’intendant Candéla, auquel je viens de me présenter, m’a conseillé de venir vous trouver pour savoir si ma comptabilité présente quelques lacunes. Je suis neuf dans mes fonctions et pas tellement sûr de la forme que je donne à mes pièces comptables. 

Tandis qu’il parlait, un changement profond s’opéra sur le visage rond et blafard du responsable du contrôle. Sa face devint humaine et se colora, comme sous le coup d’une émotion intense. L’homme enleva ses lunettes. Oui, ses yeux étaient décidément bleus à cet instant. Ils devinrent même humides, tandis qu’ils fixaient intensément le lieutenant, tout surpris d’une telle transformation. Un sourire de vrai bonheur se répandait maintenant sur cette physionomie, totalement modifiée.

        -« Quelle joie et quelle émotion pour moi de vous revoir après tant d’années. C’est à peine si je trouve les mots pour le dire. » Le lieutenant eut un instant d’incompréhension totale. Ses pensées se bousculaient : « Il doit confondre. Je ne le connais pas. Faisait-il partie de ce peloton d’élèves caporaux qu’on m’a confié à mon arrivée à la Légion, il y a sept ans, pour mes débuts comme sous-lieutenant ? Il y avait dans le lot un vieux soldat, ancien officier à Verdun, ayant fini par échouer à la Légion. Non, on ne peut pas avoir tellement changé. Celui-ci est encore plus vieux et n’a aucun rapport avec mon épave de la Première Guerre mondiale. » 

       -« Vous me connaissez et moi je n’arrive pas à savoir où j’ai pu vous rencontrer. Votre nom n’évoque aucun souvenir dans ma mémoire. » 

       -« Il y a si longtemps mon lieutenant. Cela devait se passer en 1923. Vous n’en avez plus le souvenir peut-être. Vous deviez avoir un peu plus de trois ans. En ce temps-là, à la Légion je répondais au nom de Souffris. J’avais le grade de sergent-major. Je m’occupais souvent du petit bonhomme que vous étiez alors. Votre père, l’adjudant de compagnie Fuhr, se trouvait pour moi le plus fidèle et le meilleur de mes amis. Madame votre mère, si j’avais écouté ses conseils, m’aurait épargné bien des souffrances et des chagrins. Mais les choses sont ce qu’elles sont. » 

Soudainement, surgissant du fond de sa mémoire, à la manière d’un torrent qui crève une digue, un flot de souvenirs et une succession d’images, jaillirent de replis mystérieux du cerveau de Fuhr, où le quart de siècle écoulé les avait ensevelis. Le seul nom de Souffris libérait, à la vitesse de la lumière, comme dans une boucle du temps, un passé enfantin d’une netteté incroyable. Bien sûr ! Son grand et magnifique ami, le sergent-major sanglé dans un uniforme confectionné pour lui par un maître-tailleur de haut vol, étincelant sous l’abondance des galons d’or correspondant à sa fonction ! C’était réellement son préféré entre tous. Il le plaçait juste après son père et sa mère, dans l’échelle de ses affections. Et puis il lui avait donné le petit ânon si drôle, mais si retors quand on le montait. Il le lui avait donné, juste parce que l’enfant l’avait trouvé merveilleux, dans la crèche vivante réalisée le soir de Noël, par la section de commandement de la compagnie. Le petit garçon aurait aimé figurer l’enfant Jésus dans cette crèche, mais il savait bien qu’il était beaucoup trop grand pour ce rôle. On l’avait remplacé par un ridicule poupon en celluloïd. 

En ce temps-là, le garçonnet vivait dans un poste qui dominait un fleuve très violent à certaines périodes. On l’appelait l’Oum-er-rébia, ce qui signifiait « la mère des prairies », lui avait-on expliqué. Le poste protégeait un pont métallique très long et un village mi-indigène, mi-européen, avec un café tenu par un Grec jovial, quelques magasins et un souk. Les habitations restaient floues dans la vision qu’il en avait. Plus loin se dressait la montagne encore hostile. La région avait été pacifiée depuis peu de temps, à l’exception des cimes dominant le fleuve, où subsistaient quelques irréductibles guerriers, inexpugnables dans leurs grottes. Le village s’appelait Khénifra. Le poste avait été bâti pour abriter deux bataillons et un peu d’artillerie. Il avait connu un vrai désastre en 1917. On en parlait encore à voix basse. Le colonel Laverdure, sur une fausse information, avait lancé plus de 1500 hommes dans la montagne. Cinq cents d’entre eux avaient été massacrés. Il s’agissait d’une gigantesque embuscade montée par les Zaïans. Depuis leur soumission la garnison n’avait jamais plus été menacée, malgré la petite tache rebelle qui subsistait. Parfois quelques tireurs venaient la nuit, pour faire parler la poudre. On les appelait les Chleuhs. Une seule compagnie de Légion occupait désormais le poste, devenu trop vaste pour elle. Il avait été conçu à l’image d’un camp militaire comme ceux de Suippes ou de Mourmelon, sans doute sur des plans que possédait déjà le Génie. Dans le poste, cinq ou six bâtiments étaient réservés aux familles. En 1923, deux familles seules, vivaient dans l’enceinte fortifiée. Celle du commandant de compagnie, ménage sans enfant et celle de l’adjudant Fuhr, composée de sa femme et de son petit garçon. L’adjudant exerçait les fonctions de chef de la section de mortiers et d’adjudant de compagnie. Les sections sortaient pratiquement tous les jours pour des patrouilles de police, dans les douars environnants et, le plus souvent, pour des travaux de piste. On laissait dans le poste un petit nombre de légionnaires, ceux dont les fonctions étaient sédentaires, comme les servants de l’héliographe1, les cuisiniers, la garde avec ses sentinelles, les malades avec leur infirmier, l’armurier, les secrétaires et, d’une manière systématique, le sergent-major Souffris pour commander l’ensemble. Il remplissait alors le rôle de chef de poste. A ce titre il faisait le matin, puis l’après-midi, le tour de l’enceinte fortifiée, pour s’assurer que les sentinelles assumaient correctement leur mission, que tout était en ordre à la poudrière et qu’aucun légionnaire, en prétendue corvée, ne venait rôder autour des logements du capitaine et de l’adjudant de compagnie au risque d’importuner leurs épouses. 

C’était toujours une joie pour l’enfant de le voir venir saluer sa mère, après avoir été s’enquérir auprès de « Madame Capitaine » si elle n’avait aucun souhait à formuler. Pour ces visites, le sous-officier était en général sanglé dans un uniforme resplendissant, avec une très belle fourragère. Le képi, un peu plus haut que ne l’aurait voulu le modèle réglementaire, rehaussait sa haute et fine stature, tout en mettant en valeur le blond clair de sa chevelure. L’après-midi, il prenait avec lui le petit bonhomme, tout fier de participer à la tournée d’inspection. En général le sergent-major emportait son fusil de chasse. Quand un corbeau suicidaire se posait sur le mur d’enceinte ou osait voler en coassant au-dessus de la porcherie, alors le fusil faisait entendre son effrayant tonnerre, que l’enfant redoutait tout en l’espérant passionnément. Avec la chute du volatile, le jeune Fuhr entrait en action. Il savait que sa mission consistait à retrouver l’oiseau, à le présenter au major qui opinait gravement du chef, à saluer réglementairement, les yeux dans les yeux et à prendre le pas gymnastique afin de le porter au chef cuisinier. Ce dernier faisait un peu peur à l’enfant, à cause d’une moustache gigantesque en accent circonflexe. De nationalité bulgare, il baragouinait dans une langue gutturale et inconnue. Il ne manquait jamais, cependant, de faire cadeau d’une friandise, d’une portion de gâteau ou d’un fruit à son petit visiteur, après la remise en mains propres de l’oiseau. Mais il devait d’abord dire d’une voix qu’il voulait réglementaire : « Un bouillon de corbeau pour le major, ce soir, Chef ! ». Le cuisinier répondait avec véhémence quelque chose d’incompréhensible qui déclenchait généralement le fou rire chez les aides cuisiniers. Il recevait solennellement sa récompense et détalait comme un lapin, pour rendre compte de l’exécution de l’ordre, après un salut réglementaire : « Mission accomplie, Major ! ». Il avait bien quelques doutes quant à la suite donnée par les cuisines à la remise de l’oiseau. A plusieurs reprises, en repartant, il lui avait semblé que le terrible chef des cuisiniers, l’avait lancé de très loin… dans la poubelle. Mais cette information, résultat d’une vision incertaine, ne paraissait pas devoir être communiquée au major, ce qui aurait pu altérer les moments qui le remplissaient de plaisir. Parfois, l’inspection par le chemin de ronde, pouvait se dérouler avec l’ânon…

(à suivre…)

Recueilli par AM