C’était au temps où j’étais parisien, retraité de la Légion étrangère, une idée qui en vaut une autre. Antoine et moi-même   avions décidé d’inviter à déjeuner une fois par mois, plusieurs  personnes choisies au hasard pour une discussion amicale sur leurs réactions à propos de  tous les sujets brûlants ou non de l’actualité, ou ceux plus intimes, trouvés en fouillant le fond de nos mémoires. Ainsi se présentaient à table Hervé l'ouvrier, Maurice le sans domicile fixe, Françoise la professeur de français et Arthur l'ancien légionnaire.

Nous appelions cette entrevue : « L’improbable déjeuner »…

Nous nous contentions de résumer et de commenter les entrevues de ces invités .

Aujourd’hui, nous parlerons de “Maurice”, un “sans domicile fixe” qui disait avec emphase avoir son siège social sur le parvis de “Notre Dame”, excusez du peu… cet Aristocrate des oubliés du monde, avait l’œil trop brillant et le verbe trop haut pour ne rien avoir à dire…

 

L’improbable déjeuner – le Sans Domicile Fixe (SDF).

“Je vous remercie pour cette très aimable invitation que je ne considère pas comme une aumône. C’est vrai, je suis ce que l’on appelait un “clochard”, mais je suis un clochard propre, tous les matins je suis invité à prendre une douche au presbytère, une habitude quotidienne, je m’asperge du parfum du curé et je me ragaillardis du vin de messe, cela me rappelle ma jeunesse…

Je sais qu’aujourd’hui le mot “clochard” est remplacé,  à cause de sa connotation péjorative, par “sans domicile fixe”. Il y a des gens curieux  qui pensent sans doute qu’en changeant d'appellation, on résout les problèmes.  A l’origine, le mot clochard était lié aux cloches qui annonçaient la fermeture des Halles et l’autorisation de récupérer les invendus. Personnellement, je ne fréquente pas les centres d’hébergement d’urgence, dans ces établissements, les règles sont trop strictes comme l’existence de couvre-feux, d’interdiction de fumer, le manque de sécurité, les horaires d’ouverture et surtout celui de la fermeture  qui m’oblige à partir très tôt le matin avant que les travailleurs partent au boulot. L’hébergement de nuit se fait en dortoir et parmi les individus présents dans ce type de population, il y a des fous furieux, des alcooliques, des violents ou même des déviants sexuels. Dormir dans ces lieux peut être dangereux, et en tout cas, il ne faut pas être une femme…

Pour moi être dans la rue signifie que je n’ai plus aucune liberté, la seule chose qui m’appartient  encore reste ma dignité et en tant qu’être humain, c’est la seule chose que je voudrai pouvoir garder.

Votre invitation me touche en plein cœur.

Sachez que “non, rien de rien, non je ne regrette rien” comme me le disait aussi dernièrement un compagnon qui avait fait un temps à la Légion. Ce qui me navre dans le contact que je garde avec mes semblables qui me font vivre, c’est le spectacle qu’ils offrent à un bonhomme de mon espèce, je suis pétrifié et accablé au point que seule une santé déficiente me ferait revenir citoyen modèle. il n'y a pas grande solution pour me sortir de là, mais vous non plus vous n'en avez pas pour changer votre société gérée par les vrais maîtres du monde: les banquiers.

Maurice ne cache pas qu’il se sent bien dans la rue et qu’il y a pris des habitudes difficiles à changer. Il nous impose une vraie réflexion sur tous ces gens qui font le choix de vivre autrement. Quand on évoque la misère, l’image des « sans domicile fixe » vient naturellement à l’esprit et pour cause, ils sont visibles dans les rues, les stations de métro, les gares  beaucoup d’autres  espaces publics. Les relations sociales et familiales, l’intégration ou le lien de citoyenneté peuvent être modifiés, transformés, fragilisés, ils n’en restent pas moins existants. Ces hommes et ces femmes, nos semblables, sont bien obligés de vivre au jour le jour et doivent faire face aux imprévus du quotidien. Chacun gère sa vie à sa façon, utilise ou non les aides publiques proposées, talonne, découvre et affine des méthodes de survie. C’est aussi une vie faite d’habitudes et de rythmes assez précis qui peuvent être largement suffisants pour occuper une journée.

Le silence qui suit s’impose, Maurice trouble; Hervé dans une sorte de conclusion s’exprime avec ces mots:  - Je pense qu’il y a des exemples où ces gens que l’on dit   complètement foutus réussissent à s’en sortir, je n’accepte pas l’idée que les sans-abri  constituent une population pathologiquement différenciée de la restante population. Le SDF   peut devenir un problème  qui ne  s’analyse pas en termes d’inégalités et de mobilités sociales mais en termes de morbidité et de catégorie singulière. En fait monsieur Maurice, vous êtes un exclu qui en est venu à ne plus pouvoir vivre autrement que dans l’exclusion de vous-même.”

Comme le dit si bien Antoine, “Que serait la lumière sans les ombres ” et “le silence qui suit la musique de Mozart est encore du Mozart… ».  Le silence s’imposait à notre petit groupe, nous étions le nez dans nos assiettes…

Hervé, prend la parole, il nous dit vouloir changer le regard des parents quant à l’avenir de leur descendance. Cet ouvrier dunkerquois, veut changer un peu de sujet de conversation et alors qu'on lui demandait « ce qu'il pense que fera son fils », il nous surprend quelque peu.

« Nous sommes habitués à ce que dans la classe ouvrière les parents aspirent à d'autres professions "plus chics" pour leur progéniture. Or ce n'est pas du tout mon souhait. En effet je désire voir mon fils devenir... maçon. Je vois trop souvent des parents obstinés  poursuivre du vent, pousser sans sollicitude leurs rejetons  vers des études qu’ils  détestent et leur réclamer le « bachot », passeport pour une intégration   dans le monde qui n’a d’intelligent que le nom, celui des adultes responsables.

Mais ces adolescents, que pourront-ils faire ?

L’un sans trop de succès cherchera du travail et cet  autre le fuira comme un oiseau fuit un épouvantail, quant au meilleur chercheur, celui-ci se trouvera tout bête de ne pas avoir suivi le conseil du poète : « soyez plutôt maçon, pour gagner de l’argent, que professeur sans passion ou docteur indigent ».

Si nous observons l’offre et la demande, faisons une ample propagande pour abandonner ces tristes livres scolaires et remettre à l’honneur les métiers manuels.

Que leur reproche-t-on ?  Les maçons sont si rentables et si demandés  que chez eux le chômage, pour celui qui veut travailler, n’existe pas.

Mais maçon, ou plombier, est-ce un métier "brillant" ?

Que diront les voisins ? Que dira la famille ?

Laissons dire, un jour ils verront bien qu’un artisan utile et ne manquant de rien, vaut mieux qu’un révolté plein d’orgueil et de rage, désargenté, possédant un diplôme inutilisable, sans joie et surtout sans courage.

Si l’estime du monde est liée au savoir, rien n’empêche un maçon d’en avoir.  Mon fils pourra dire, sans complexe, en  construisant un mur : « Ô malheureux hommes prétentieux et suffisants, si seulement vous pourriez comprendre et goûter au bonheur simple du travail bien fait».

Peut-être, l’élève ambitieux perdra-t-il de sa superbe et pensera que manier la truelle est aussi valorisant que faire jongler les chiffres, les verbes et les mots. Un général n'a-t-il pas affirmé qu'il valait mieux que l'homme qui pousse le bouton déclenchant l'arme atomique devait être en bonne santé ?

Quel plaisir ce serait alors d’enseigner et d’apprendre quand, par toute la terre, on voudra bien comprendre qu’un maçon peut avoir un esprit élevé et qu’un cultivateur peut être cultivé.

Hervé nous en bouche un coin si j’ose dire. Comme aucun de nous ne doit conduire, on va oser un petit « cordial » pour sceller de si bonnes paroles qui méritent néanmoins une réponse facile à contredire de tels propos… A suivre !

CM et AM