Pour compléter l'article sur Madagascar, ci-après, je partage un souvenir d'une de mes visites touristiques dans la région immédiate de Diégo Suarez, un petit moment très riche qui en dit long sur les bienfaits d'un progrès imposé dans la grande ile rouge en 1967.

La fidélité à mes promenades « sauvages » des fins de semaine sur l’Ile Rouge, me fit garder en mémoire un souvenir vivace : la visite d’un petit village de pêcheurs (Ramena) qui semblait vivre en autarcie et que la situation géographique privilégiait par le fait d’être en dehors de l’effervescence de Diégo Suarez, la grande ville malgache du nord de l’île. Non loin de ce village qui attirait ma curiosité, les Italiens, comme je devais bien plus tard le constater à Djibouti également, construisaient, pour une bonne cause humanitaire, une route, « macadam cordon », qui devait relier le port de Diégo Suarez à la capitale Tananarive et éviter ainsi les pistes régulièrement défoncées par les incessantes averses des saisons des pluies, isolant la partie nord de l’île pendant de longs mois.
Pour la réalisation de cet immense chantier, en dehors des engins importés sur place et pour mieux accomplir leur mission, les généreux donateurs avaient un grand besoin de cantonniers, de terrassiers recrutés directement sur place. Pour fidéliser tout ce petit monde ils avaient imaginé de construire de jolies petites maisonnettes en forme de cube, logements au confort minimum certes mais qui permettaient aux nouveaux ouvriers de faire un énorme pas dans ce qu’ils appelaient avec prétention : « une avancée considérable vers le progrès ». C’était à ne point douter, pour les bienfaiteurs venus de la « República italiana » une réelle satisfaction, l’exemple même d’un « sauvetage » exemplaire, tant ils pensaient combattre concrètement la misère. Une aide sanitaire et généreuse du monde moderne envers une population parmi les plus démunis de la terre.
Ce dimanche matin, donc, après avoir visité le chantier, je me rendis dans ce petit village et m’approchai d’un homme entre deux âges, accroupi devant sa cabane, construction fragile élevée sur pilotis.
- « Bonjour Monsieur, comment allez-vous ? »
Devant l’originalité, sans doute saugrenue de mon entrée en matière, l’homme émit une sorte de grognement guttural qui signifiait bien qu’il n’était pas en mesure d’apprécier ou même d’accepter une quelconque conversation.
Néanmoins, J’insistai en lui demandant ce qu’il pensait de cette merveilleuse route et de la générosité de ces honorables Italiens qui lui donnaient de quoi ne pas subir ces horribles saisons des pluies.
En outre, je lui demandai s’il pensait aller y travailler comme le proposait la pancarte offrant un emploi aux travailleurs locaux ?
- Pour quoi faire ? me dit-il agressif.
- Mais pour gagner de l’argent, Monsieur !
- Pourquoi faire ?
- Pour habiter une de ces belles maisons confortables !
- Et après ?
- Avoir une grande famille.
- Et après ?
- Développer grâce à la route un commerce avec vos enfants.
- Et après ?
- Après ? Vous serez bienheureux de pouvoir vous reposer.
- C’est déjà ce que je fais ! me rétorqua-t-il.
Je venais de recevoir une belle leçon, je compris instantanément que pour notre homme, le bonheur ne pouvait fréquenter ce « progrès » qui s’offrait à lui.
Je demandai à mon interlocuteur s’il n’avait pas envie de voyager, de voir des pays.
Il me répondit à nouveau :
« Pour quoi faire puisque je suis arrivé ? Ce n’est pas le cas de mes enfants, contaminés par ce que vous appelez pompeusement « le progrès ». Pour eux, la vie est devenue un perpétuel voyage. Comme les oiseaux, ils ont été appelés à quitter leur nid au village de leur enfance pour voler de leurs propres ailes. Ils vont découvrir l’amour et fonder une famille. Ils vont apprendre un métier et subvenir à leurs besoins matériels. Tout cela n’est pas suffisant et ils vont rencontrer bien des obstacles. La maladie peut survenir, l’amour peut s’éclipser, leurs proches peuvent mourir, ils ne seront jamais certains de toujours pouvoir faire face aux difficultés matérielles. Ils vont découvrir qu’il est difficile de trouver un travail qui les épanouisse en profondeur. Au fil du temps, ils vont devoir apprendre à survivre pleinement, les yeux ouverts avec des peurs, des colères, des frustrations, des jalousies, des découragements. Ils devront choisir les bonnes personnes pour partager leur quotidien ».
Je restai sans voix, abasourdi devant les paroles de cet homme simple. Je ne pouvais imaginer, en arrivant dans le village et en voyant cet homme accroupi qu’il puisse avoir autant de réflexions en tête et autant de sagesse en lui.
Depuis, et toujours lors de mes voyages à travers le monde, je n’ai plus jamais regardé un être humain sans le comparer à mon pêcheur philosophe malgache.
Une belle leçon pour tous les « bien-pensants » de la terre qui s’imaginent être le centre du monde… et qui pensent que les voyages forment la jeunesse…
Commandant (er) Christian Morisot