Nul doute n'est permis, avec un tel titre, ainsi formulé, notre Capitaine à titre étranger surprend et attire obligatoirement notre attention sur les préoccupations actuelles de "L'aide à mourir". Avec cette réflexion proposée, il nous demande de revoir notre humanité, d'éviter de banaliser ce qu'il considère comme une "glissade" qui: "Détruit ce qu'elle ne comprend plus, ce qu'elle n'accepte plus, ce qu'elle n'apprécie plus... où la valeur d'une vie humaine ne vaut même pas le poids d'une âme."
Il faut un indiscutable courage pour dire, ainsi présenté, ses convictions en expliquant une réflexion intime partagée à souhaits qui s'incline respectueusement devant la vie, devant toutes vies !
A votre réflexion, tout simplement merci !
CM
La question heurte. Elle bouscule. Elle dérange. Et pourtant, elle s’impose avec la brutalité d’un fait divers, avec la froideur d’un jugement rendu, avec la banalité vulgaire d’un reportage de bombardements quotidiens sur des civils, avec la discrétion sinistre d’un virement bancaire versé au titre de dommages et intérêts :
Que vaut, aujourd’hui, la vie humaine ?
Pour nous autres, militaires ou anciens militaires, nous savons que la vie ne tient souvent à rien. Celui-ci vivra, cet autre mourra. Dans les trous à rats du camp retranché de Diên Biên Phu, elle tenait à encore moins. Le médecin militaire, harassé de fatigue, n’accordait qu’une poignée de secondes pour choisir : laisser mourir ou tenter de sauver. Le tri entre blessés et mourants ne pouvait s’éterniser. D’autres arrivaient, en flot continu, rouges de sang, hurlant leur douleur indicible. Dans cet enfer, la vie ne valait pas grand-chose — et pourtant. Pourtant, ces médecins, cet « Ange de Diên Biên Phu » [1], donnaient tout, sans compter, pour arracher à la mort une vie déjà presque perdue, qui ne valait, dans ce coin perdu de l’Indochine, moins que rien... Mais pas pour eux. Pour eux, chaque vie comptait, fût-elle brisée, mutilée et déjà promise à l’oubli.
Dans les guerres modernes, où l’on parle de "frappes chirurgicales" et de "dommages collatéraux", l’humain se dissout dans les statistiques. Les morts civils ne sont plus comptés comme des pertes, mais comme des externalités [2]. L’homme moderne a appris à tuer proprement, à distance, sans haine, et surtout sans trop de questions. Que vaut la vie humaine, lorsqu’on appuie sur un bouton « tire et oublie »… et que jamais on ne voit, on ne perçoit, on ne sent l’horreur de ce que l’on vient d’accomplir…
Pour la Justice, il semble que la réponse se mesure en années. Pas en années vécues, mais en années de prison. Un homme tue sa compagne à coups de poing, assassine un passant à coups de couteau, écrase un enfant en état d’ivresse au volant ou lors d’un rodéo urbain : sept ans. Parfois cinq, parfois douze. Rarement davantage. Lorsqu’il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un acte volontaire, la réponse est la même : la vie de l’autre, dans les prétoires, s’efface derrière les circonstances atténuantes. L’abolition de la peine de mort, conquête de civilisation, n’a pas été remplacée par une réelle réflexion sur la juste réparation. On absout. On reclasse. La société tourne la page. Sauf la famille de la victime, qui porte désormais son immense tristesse comme une ombre collée au pas. Pour la justice, ces vies gâchées valent moins que la possibilité offerte à l’accusé de se racheter, éventuellement, une nouvelle vie…
Pour l’économie, la vie humaine n’est que soustractions et additions. Il suffit de consulter les indemnisations versées par les assurances après un accident, ou lors d’un crash d’avion, pour comprendre l’ampleur du cynisme. Une existence : quelques dizaines de milliers d’euros, une centaine « si l’on prouve que le défunt avait une bonne carrière devant lui… ». La souffrance morale, celle qui reste quand on a tout perdu ? Une ligne en bas de page. L’être aimé devient un chiffre. Et tout cela dans cette langue glacée des contrats que l’on signe, sans jauger ni le poids ni le prix. On lit parfois que « la perte d’un enfant ne saurait être compensée ». Mais on compense tout de même… avec des barèmes. Évaluer la valeur d’une vie, juger de l’importance d’une existence, faire le compte d’une vie… puis payer pour solde de tout compte.
Et dans les hôpitaux, combien de discussions à huis clos sur le « rapport bénéfice / risque » d’un traitement chez un patient âgé ? Le grand âge, la dépendance et le handicap profond : des réalités humaines que notre époque transforme en problèmes logistiques, budgétaires, techniques. Des vies qu’on qualifie parfois de « non-vies ». Des existences que certains voudraient abréger, au nom d’une compassion qu’ils veulent éclairée. Que vaut la vie humaine, dans une époque où l’aide à mourir veut devenir un droit avant même que l’aide à vivre ne soit un devoir ?
Et que dire de ces débats, essentiels en apparence, mais qui ne semblent n’être, aujourd’hui, qu’un triste naufrage moral autour de ce qu’on ose appeler le « droit à mourir » ? On nous parle d’un choix éclairé, d’une liberté ultime, d’un progrès humaniste… L’hypocrisie est là, nue, crue : le jour où cette loi sera votée — car elle le sera, ne nous leurrons pas —, elle n’aura même pas le courage de dire son nom. On n’euthanasiera pas… on « aidera ». On ne tuera pas, on « accompagnera ». Ces mots tuent le sens même de l’acte, mais l’acte, lui, tuera implacablement la vie. Et pendant ce temps, les soins palliatifs, pourtant seuls vrais remparts contre la souffrance en fin de vie, restent sous-financés, marginalisés, ignorés... Pourquoi ? Parce que cela coûte. Parce que c’est long. Parce que cela suppose du personnel formé, de l’écoute, de la présence. Et nous n’avons plus le temps. Il faut faire des économies. Il faut rembourser la Dette. Il faut aligner les priorités sur les « réalités économiques ». La mondialisation impose sa loi : la rentabilité jusque dans la mort.
Alors, que va-t-on privilégier ? L’injection, rapide, peu onéreuse, propre sur le papier… ou le long chemin, digne mais coûteux, de l’accompagnement jusqu’au dernier souffle ? Et que dire de l’injustice sociale qui s’annonce ? Car il y aura ceux qui pourront — grâce à leurs moyens — maintenir leurs proches à domicile, les entourer, leur offrir le temps et les soins. Et puis les autres, les plus nombreux, pour qui la « liberté de mourir » deviendra un raccourci déguisé en obligation silencieuse. Voilà l’ultime scandale : faire de la misère une motivation à disparaître.
Alors oui, pour certains d’entre nous, cette nécessité, ce progrès, cette liberté sont de terribles et cruelles réalités. Ils souffrent physiquement et moralement si fortement, si intensément, si inhumainement, que leur propre vie ne vaut, à leurs yeux, plus rien…
Mais c’est leur vie ! C’est à eux et uniquement à eux que revient la décision finale… à la seule condition que leur famille, le corps médical et la Justice aient donné leur accord. Sans quoi, c’est laisser une porte ouverte aux pires dérives. Au rêve glacé d’un homme sans faille. Au rejet organisé de la fragilité humaine. À la science au service du tri moral, économique, sociétal…
On dit : il y aura des « garde-fous »… Mais la folie est déjà dans la proposition même de cette loi en gestation. Dans la rubrique « mort naturelle », seront oubliés, cachés, dissimulés, les chiffres réels de ces fins de vie. Comment pourrons-nous alors constater, dans un an, dans cinq, dans dix ans, le poids en vies humaines de ce progrès social et de ses inévitables dérives ? Comment constater post mortem, que dans tel ou tel hôpital, le nombre « d’aidés » est dix, cent fois supérieur à la moyenne nationale ? Pourquoi occulter leur nombre, si ces morts sont une nécessité, un progrès, une liberté ?
Je n’ignore pas les exemples étrangers où l’aide à mourir est pratiquée sans dérives massives. Mais est-ce une raison suffisante pour l’ériger, dans notre Pays, en norme intangible, sans débat de fond et avec aussi peu de gardes-fous ?
Ce scénario redouté, n’est pas qu’une pure fiction. L’histoire nous a déjà montré comment certaines lois, d’abord présentées comme exceptionnelles, strictement encadrées, ont glissé peu à peu vers une banalisation, puis une sacralisation. Le cas de l’interruption volontaire de grossesse en est un exemple éloquent. Ce qui fut d’abord un compromis douloureux, inscrit dans un contexte dramatique, est devenu une norme constitutionnelle, sanctuarisée. Qui peut sincèrement croire que l’aide à mourir suivra une trajectoire différente…
Qui peut croire que l’aide à mourir suivra une autre trajectoire ? La loi s’ouvrira d’abord à des cas extrêmes, douloureux, déchirants. Puis à des situations « complexes ». Puis à la solitude. Puis à la fatigue de vivre. À la fin, toute existence fragile sera questionnée, et peut-être un jour, proposée à l’extinction. Par pitié. Par rationalité. Par efficacité. Par respect de la « liberté de mourir ». Cette mort « aidée » ne sera même pas une statistique. La future loi veut qu’on la dise « naturelle », donc fondue dans le silence, insidieusement confondue avec la mort ordinaire, comme si elle ne méritait plus d’être nommée.
Alors, on en revient à l’interrogation centrale : que vaut une vie humaine dans une société qui semble avoir tout évalué, sauf l’inestimable ?
À force de ne plus croire au sacré, à force de tout vouloir encadrer par la Raison, le Droit, le Marché, nous avons perdu de vue l’essentiel : qu’une vie ne se mesure pas, ne s’achète pas, ne se remplace pas.
Et dans cette époque pleine d’analystes, d’experts et de consultants, un silence assourdissant persiste : celui des religions. À travers leurs divergences, les grandes religions du Livre partagent pourtant un socle inébranlable : le respect de la vie humaine. Ce n’est pas seulement un commandement, c’est une frontière morale, commune à tous ceux qui croient en un Dieu juste et créateur. La Thora ne dit-elle pas : « Tu ne commettras pas de meurtre », le Coran ne dit-il pas : « Quiconque tue une personne... c’est comme s’il avait tué l’humanité tout entière… », enfin la Bible ne dit-elle pas : « Tu ne tueras point » ? Alors pourquoi, ce silence pesant de renoncement, ce silence chargé de reniement, ce silence tombé comme un linceul… Ce silence n’est pas seulement celui des religions : il marque le renoncement d’une civilisation toute entière.
Et mon Église ! La Sainte Église catholique où est-elle ? l’Église des martyrs, des mères en pleurs, des Justes, lorsqu’on débat d’abréger la vie comme on met fin à un contrat de travail ? Où est sa Voix, celle qui devrait porter l’espérance, rappeler l’amour du prochain, et s’élever, sans trembler, contre tout ce qui nie la dignité humaine ? Quand la vie humaine devient une donnée secondaire dans les équations politiques. Quand la vie humaine devient un simple levier de gestion sociale. Quand la vie humaine n’est plus qu’un chiffre dans une logique d’optimisation…
On nous parle de « discerner », de « dialoguer », de « ne pas heurter ». Mais la vérité, c’est que l’Église se tait. Elle murmure quand il faudrait crier. Elle médite quand il faudrait protester. Le nouveau Pape, s’il veut encore faire entendre la voix de Pierre, ne devrait-il pas frapper du poing sur la table ? Ne devrait-il pas dire, haut et fort, que toute vie humaine est sacrée, qu’elle n’a pas de prix, qu’elle ne se négocie pas ? Que ce n’est pas d’une position théologique dont nous avons besoin, mais d’un sursaut moral.
On me rétorquera peut-être que je pose des questions fondamentales, mais que j’y réponds par la crispation, la nostalgie et le soupçon — là où il faudrait plutôt faire appel à la confiance, à l’écoute et à la nuance.
On m’objectera que nous vivons dans une République laïque, et que les religions — ou les traditions spirituelles — n’ont pas à interférer dans les décisions politiques ou éthiques. Mais la laïcité, ce n’est pas le silence imposé aux convictions : c’est la garantie que toutes les voix, croyantes ou non, peuvent s’exprimer dans le débat commun, à égalité de droits et de respect.
On invoquera que l’aide à mourir n’est pas un abandon, mais un ultime geste d’humanité quand tout le reste a échoué. Qu’elle n’est pas une négation de la vie, mais une reconnaissance du fait que vivre dignement inclut parfois le droit de partir librement.
Enfin, on soulignera qu’il ne s’agit pas de tuer, mais de respecter un choix — libre, éclairé, consenti. Et c’est peut-être, en définitive, le plus grand hommage que nous puissions rendre à la vie humaine…
Il est donc tout à fait possible que je me trompe — j’en ai pleinement conscience, au plus intime de mon être. Je respecte profondément ceux qui, sans cynisme ni désespoir, défendent l’aide à mourir comme un dernier acte de liberté face à la souffrance, et non comme un renoncement.
Mais n’ai-je pas, moi aussi, le droit de douter face à un sujet d’une telle gravité ? Qui pourrait me blâmer d’éprouver ces doutes légitimes, dans un monde où l’humanité, chaque jour un peu plus, semble vaciller entre lumière et obscurité ?
Car l’humanité glisse, lentement mais sûrement, vers une indifférence organisée, banalisée, dédramatisée. Et face à cette glissade, ceux qui croient au mystère de la vie, à sa dignité, à sa transcendance, n’ont, me semble-t-il, plus le luxe du silence. Le moment est venu de dire stop à cette folie rationnelle qui détruit ce qu’elle ne comprend plus, ce qu’elle n’accepte plus, ce qu’elle n’apprécie plus... où la valeur d’une vie humaine ne vaut même plus le poids d’une âme.
Il est temps de rappeler à cette époque, si fière de ses conquêtes, que le vrai progrès, le seul qui vaille, est de protéger l’innocent, de défendre le fragile, de pleurer les morts — et de s’incliner devant la vie, toute la vie, toutes les vies...
Capitaine (e.r.) Jean-Marie DIEUZE
Ancien Officier à Titre étranger.
[1] L’« Ange de Diên Biên Phu » est un surnom donné à Geneviève de Galard, infirmière militaire française devenue une figure emblématique du courage et de l’abnégation pendant la bataille de Diên Biên Phu (mars-mai 1954), au cœur de la guerre d’Indochine.
[2] En économie, une externalité est un effet secondaire (positif ou négatif) d’une activité qui n’est pas pris en compte dans le calcul des coûts ou bénéfices de cette activité.