"Si dans l’imaginaire collectif et dans ce que l’institution légionnaire peut laisser entendre, le Légionnaire est un exemple d’obéissance et de dévouement pour ses chefs, il arrive parfois qu’il se sente quelques peu agacé par ce devoir. Il suffit d’une contrariété, d’un sentiment d’injustice et cet éternel adolescent affamé d’amour peut se révolter. N’allez pas imaginer une quelconque mutinerie, non, tout cela se fait avec panache et subtilité, une sorte d’obéissance aveugle qui renvoie le chef à plus de vigilance dans sa manière de donner les ordres. La plus belle illustration de ce « système » est la célèbre anecdote rapportée par Boncarrère. En Indochine, conviés par note de service au bal du gouverneur, des officiers de Légion se présentèrent avec, pour tout vêtement, leurs décorations « pendantes », prétextant, à juste titre, que sur la note de service, qui équivaut à un ordre, il était précisé : « Tenue : décorations pendantes ». Depuis, les notes de services, précisent toujours le numéro interarmées des uniformes.
Moins spectaculaires, des nombreuses histoires témoignent de cette « résistance » dont le légionnaire est capable. En voici une, totalement véridiques même si, pour des raisons d’anonymat les noms ont été modifiés et les dialogues quelques peu « arrangés ». Nous devons ce récit au lieutenant-colonel (er) Alviero Fedeli.
Commandant (e.r.) Christian Morisot.
Le caporal Khune attendait sa fin de contrat après un séjour à Djibouti. Affecté à la Compagnie administrative du personnel de la Légion Etrangère (CAPLE), il avait été détaché pour emploi et pour quelques mois, au Bureau du Personnel de la Légion Etrangère (BPLE) en qualité de conducteur d’autorité. Il était censé accompagner le chef du BPLE dans ses déplacements et rester donc à sa disposition. Evidemment, le lieutenant-colonel Blois ne se déplaçait pas tous les jours et, en dehors d’aller le chercher à son domicile le matin et de le raccompagner le soir, Khune n’avait pas une grande activité. Après avoir fait les niveaux de la 4L de service et d’avoir frotté carrosserie et vitres, il lui restait beaucoup de temps libre, qu’il passait à lire dans la salle d’attente.
Mais voilà, les bonnes choses ont une fin. Cette fin s’appelait sergent Flamand, nouvellement affecté au Groupe de Liaison informatique de la Légion Etrangère (GLILE-9), chargé de mettre à jour et exploiter l’extraction des données du personnel de la Légion du fichier national « Non-officier d’active ». En dehors du travail de réflexion, soit l’écriture des programmes avec leur corollaire d’études et d’analyses, le travail d’exploitation s’effectuait sur le Burroughs 2500 du Centre de traitement de l’information de la 7e Région militaire, sis à la caserne Bugeaud à Marseille. Pour la petite histoire, le GLILE avait pris le cardinal 9 car il y avait à l’époque un centre de traitement de l’information pour chaque région militaire (donc 7) et un pour le Forces françaises en Allemagne (c’était encore leur appellation). Le GLILE venait donc en neuvième position.
Un officier et quatre sous-officiers composaient le GLILE-9. Jusque là, ceux qui se rendaient au CTIR7, effectuaient le déplacement avec leur véhicule personnel, le trouvant sans doute plus confortable que le véhicule de service. Mais le jeune sergent, non encore régularisé d’état civil, c'est-à-dire servant encore sous un nom d’emprunt, n’avait pas de permis et encore moins de véhicule. Le chef du BPLE, mis au courant du problème, avait immédiatement mis sa voiture et le chauffeur à la disposition du GLILE-9 pour ces déplacements.
Pour le caporal Khune, fini la tranquillité : 4 à 5 fois par semaine, le voilà parti pour accompagner le sous-officier. Si ce n’avait été que cela… Le statut de « conducteur du chef du BPLE » donnait le droit au caporal, de dîner à la « petite-soupe », servie avant le dîner commun. Or, le retour de mission ne s’effectuait qu’après 18H30, voir plus tard, et Khune se retrouvait à dîner au mieux avec les autres, ou pire, après, lorsque le repas était presque froid. De plus, le jeune sous-officier, frais issu des rangs du Groupement d’Instruction de la Légion Etrangère du 2e Etranger (GILE) où il était instructeur à la Compagnie d’instruction des cadres (CIC), était sinon pédant, du moins un peu trop « scolaire », voire psychorigide, sur les rôles du conducteur et du chef de bord : visite avant le départ, entretien du véhicule à la halte, conducteur en place dès lors que le véhicule n’était pas au quartier… En outre le jeune gradé avait des règles en conformité avec la rigueur propre à l’instruction, mais bien loin des habitudes des régiments opérationnels : interdiction de porter des lunettes de soleil, retenues incompatibles avec la tenue militaire, interdiction de mâcher du chewing-gum pendant la conduite, obligation de porter la coiffure dès lors que l’on n’était plus dans un bâtiment… Bref, le dialogue entre caporal et sergent se limitait à une longue litanie de « fais pas ci… fais pas ça… » auxquels il fallait répondre « A vos ordres, sergent ! ». Non, pour être tout à fait honnête il faut ajouter que le sergent Flamand, prenant son rôle de chef de bord très au sérieux, entre deux remarques il s’évertuait, bien que Khune connaisse le chemin, à lui indiquer la route.
Les jours et les semaines passaient, sans que des changements notables vinssent changer les choses.
Ce jour-là, Khune espérait encore plus que d’habitude qu’il n’y ait pas de mission pour le GLILE. Hélas, au retour de la petite-soupe, vers 12H15, le sergent l’attendait : « Caporal, cet après-midi nous allons en mission à Marseille. Va faire le plein, mets à jour le carnet de bord et tiens-toi prêt car je compte partir dès 14H00 ! ». Le caporal se contenta d’un laconique : « Reçu, sergent ! ». « Tu me prends pour un poste radio ? Tu ne peux pas tous simplement dire : à vos ordres sergent ? », s’exclama alors Flamand et il enchaina en lorgnant vers la tenue du caporal, qui portait les plis d’une utilisation journalière ; « Puis, regarde un peu ta tenue, t’as intérêt à la repasser d’ici demain ou je ferais une demande de punition pour tenue négligée ! ».
« Sergent, il y a un problème avec les fers à repasser dans les chambres de la CAPLE : dès qu’on est plus de deux à repasser, les plombs sautent. Hier soir, il y avait toute la relève de la garde qui devait repasser la tenue et l’adjudant d’unité m’a dit que je n’étais pas prioritaire. » s’expliqua Khune. « Je ne te demande pas de me raconter ta vie pleine de trous, caporal, mais d’avoir une tenue correcte pour représenter la Légion là où nous nous rendons. ». Puis il tourna les talons et partit en direction du Mess sous-officiers pour déjeuner.
Khune, ferma dans un premier temps le carnet de bord avec le relevé kilométrique, puis vérifia les niveaux et, comme il avait fait le plein le matin avant d’aller chercher le chef du BPLE à son domicile, il décida de ne pas se déplacer pour si peu, certainement un litre ou deux.
A 13H45 le sergent était de retour, récupérait les dossiers d’exploitation et les consignes de travail puis rejoignait le véhicule. Après avoir vérifié l’état et la propreté de la voiture, il demanda le carnet de bord pour contrôler s’il était ouvert et si le plein avait été fait. « C’est quoi ce bordel, caporal, ne t’ai-je pas dit de faire le plein ? » s’exclama-t-il en constatant que ce n’était pas fait. Khune essaya de s’expliquer : « Sergent, j’ai fait le plein ce matin, avant d’aller récupérer le colonel, alors j’ai pensé que… », « Tu n’es pas payé pour penser mais pour exécuter des ordres. Je pense et tu fais ce que je te dis ! » lui rétorqua le sergent : « Le règlement précise que les pleins doivent être faits avant tout départ en mission. Alors, pour cette fois on partira en l’état car je ne veux pas être mis en retard par ta faute, mais gare à toi la prochaine fois. Non-exécution d’un ordre reçu, ça peut aller chercher loin ! Contente-toi de faire strictement ce que je te dis ! » puis il prit place dans la 4L.
Dès la voiture démarrée, le sergent donna ses instructions : « A la sortie du quartier tu tournes à gauche, tu ne prends pas tout de suite l’autoroute pour Marseille mais tu vas jusqu’au rond-point à l’entrée d’Aubagne, tu tournes au tour du rond-point et tu reviens pour prendre l’entrée d’autoroute. ». C’était, bien entendu, le parcours habituel et Khune le connaissait par cœur. Il espérait toutefois un répit sur l’autoroute, du moins jusqu’à la sortie de la Pomme, mais ce jour-là il n’en fut rien. Flamand était en pleine forme : « Roule à droite et ne dépasse pas 90 kilomètres/heure ! » commença-t-il dès les premiers mètres d’autoroute. Devant le silence un peu buté du caporal, il reprit : « T’as pas appris à dire : à vos ordres ? qui t’a fait l’instruction ? ». Khune se fendit d’un « A vos ordres sergent ! » à peine audible et manquant visiblement de conviction. En arrivant à la sortie de la Penne sur Huveaune, les consignes reprirent : « Mets ton clignotant et déplace toi sur deuxième file pour laisser rentrer les autres usagers. Puis remets ton cligno et reviens à droite ! ». C’est à peine si Khune s’entendit dire « A vos ordres, sergent », tant il avait la haine… Il savait aussi que le pire, le parcours en ville, était à venir.
Toujours sous l’assistance du sergent, le parcours se déroulait sans autres anicroches que les échanges « Fais ci ... fais pas ça… » de l’un et les « A vos ordres, sergent ! » de l’autre. C’est en arrivant devant la gare de la Blancarde que l’idée jaillit dans le cerveau du caporal. Flamand, à l’accoutumé, lui donna les consignes : « Reste à droite et suis le boulevard Marechal Foch, en face, puis, en arrivant au rondpoint en bas du boulevard, tu iras tout droit. ».
Il aurait dû se méfier, car le « A vos ordres sergent ! » était d’un ton plus sûr, plus convaincu !
Khune s’engagea sur le boulevard et prit un tout petit peu de vitesse. Observant le trafic, il s’arrangea pour ne pas être obligé de s’arrêter avant le rondpoint, puis, en y arrivant il partit tout droit, se payant le rebord et atterrissant dans le parterre du rondpoint. Le sergent assena une calotte sur la tête du caporal tout en s’exclamant : « Bougre d’âne, connard, débile profond… Tu es bourré ou quoi ? Tu as vu ce que tu as fait ? Je ne sais même pas si nous pouvons en sortir, il va falloir appeler la dépanneuse. Je vais demander que tu sois foutu en tôle jusqu'à la fin du contrat… ». Khune, laissa passer les premières bordées puis, calmement, il répondit : « C’est vous qui m’avez dit d’aller tout droit. Après tout, je ne suis pas payé pour réfléchir mais pour exécuter vos ordres ! ». Après un premier mouvement de colère, Flamand reconnut en son for intérieur que c’était vrai et qu’il venait de recevoir une leçon de « Formation Légion » bien méritée. Il organisa le dépannage de la 4L, qui au passage avait subi quelques dommages, De retour au quartier, il convia Khune au foyer pour boire une bière ensemble, puis, conformément au règlement et à la satisfaction du caporal, il rédigea un rapport et une demande de sanction : il demanda 10 jours d’arrêts pour le conducteur et … 6 jours pour le chef de bord.
Dans ce cas, la sanction apparait presque comme un titre de gloire. L’histoire fait rapidement le tour du régiment et tout le monde, y compris la « victime », reconnaît un certain panache, voir une part de courage pour braver ainsi l’autorité. Quant au gradé, il comprend la fronde apprécie la hardiesse et, s’il est bon, il ne commettra pas l’erreur une seconde fois.
Mais d’autres fois la fronde devient plus franche et le refus d’obéir ne s’encombre plus de faux semblants. Alors, seul le panache de la réponse, va forcer l’admiration des légionnaires et des cadres, les contraignant à la modération.
Lieutenant-colonel (e.r.) Alviero Fedeli.