« Je dois tout à la Légion ! » ou « la Légion me doit tout !  » …

Ces deux pensées, lancées comme des aphorismes, résonnent dans l’âme de nombre d’Anciens légionnaires, selon ce que la vie leur a laissé de gloire ou de blessures, de fidélités tenues ou de regrets muets. Elles sont l’écho de deux vérités incomplètes, les deux pôles d’une même loyauté, vécue dans la chair comme dans l’esprit. Elles ressurgissent selon l’humeur du jour : tantôt réveillées par une émotion inattendue venue du cœur, tantôt dictées par une amertume contenue, sortie des grisailles sporadiques et singulières des pensées humaines. Mais jamais elles ne se fondent l’une dans l’autre, jamais elles ne perdent leur singularité, jamais, elles ne s’effacent l’une au profit de l’autre…

La première est empreinte d’une forme d’humilité absolue, presque naïve. Elle vient de celui qui, venu de nulle part, a reçu une nouvelle identité, un matricule légion, un képi blanc, une patrie d’adoption. Il a été formé, nourri, vêtu, reconnu. À ses yeux, la Légion est mère nourricière et temple initiatique. Il lui doit sa fierté, une dignité retrouvée peut-être, sans aucun doute une place parmi les hommes. Il s’efface et s’incline devant cette grande Dame, avec la dévotion de ceux qui se savent, ou se sentent, redevables. Mais cette pensée, aussi noble soit-elle, ne pèche-t-elle pas par excès de reconnaissance ? N’est-elle pas, au fond, trop magnanime pour être totalement lucide ? N’idéaliserait-elle pas, outre mesure, ce qu’est véritablement la vie d’un légionnaire ? Car si la Légion ne promet jamais rien, elle exige en retour un engagement total — l’obéissance jusqu’au sacrifice si nécessaire. Le pacte scellé, noir sur blanc, par celui qui s’engage dans la Légion est en cela d’une clarté redoutable : servir avec Honneur et Fidélité… ni plus, ni moins.

La seconde assertion, plus rugueuse, plus brutale, plus acerbe, est souvent le fruit d'une vie de services longs, trop peut-être, âpres, marqués par la sueur, le sang et parfois les regrets. Celui qui la prononce n’est pas amer, mais lucide. Il sait ce qu’il a donné : sa jeunesse, son corps, ses rêves, une part de son âme. Il a veillé, combattu, enseveli parfois ses frères d’armes, et porté haut les couleurs d’un drapeau qui n’était pas le sien au départ, mais qui, au fil du temps, le devint plus que tout autre. Il a mérité son képi blanc cent fois, mille fois. À ses yeux, la Légion porte en silence une dette morale envers lui. Et pourtant… cette dette-là n’est écrite nulle part. Elle n’est ni mesurable, ni dicible, ni même appréciable, quantifiable ou qualifiable. La Légion, être sans chair et sans sang, sans cœur et sans larmes, ne s’épanche jamais sur ces états d’âme. Car elle ne donne que ce que ses textes prévoient. Certificat de bonne conduite ne vaut pas reconnaissance de dettes. Elle respecte, dans la lettre et dans l’esprit, le contrat établi, noir sur blanc, rien de plus, rien de moins.

Alors… qui doit quoi à qui ? Peut-être aucun des deux, ou peut-être tous les deux, mais chacun à sa manière, selon des lois non écrites, qui ne relèvent ni du droit, ni des règlements, ni du Code d’honneur… La vérité nue, dépouillée de toute illusion, de toute ambition, de toute consolation, est d’une simplicité qui confine à l’évidence, sans mémoire ni sentiment : lorsque le dernier ordre a été exécuté, que la dernière solde a été perçue, que le contrat d’engagement a atteint son terme, il ne subsiste plus aucun lien formel entre l’homme et l’Institution. Le pacte initial a été honoré de part et d’autre. L’un a servi, avec Honneur et Fidélité, l’autre a donné cadre, solde et appartenance. Le lien administratif, hiérarchique, institutionnel — celui que l’on peut rompre désormais sans bruit, sans mot, sans cérémonie — n’a plus de raison d’être. Le devoir a été accompli, la parole tenue, la dette soldée. Nulle obligation ne demeure. Nul serment ne lie encore. L’un et l’autre sont désormais quittes. Et pourtant… il reste quelque chose. Un solde invisible qui ne figurera jamais sur aucune ligne comptable. Ce n’est pas tout, ce n’est pas rien.

Ce qu’il reste ne figure sur aucun registre. C’est ce qui persiste dans la mémoire repliée des hommes, bien après la fin des contrats d’engagement, froids et formels. C’est ce qui demeure, silencieux, tenace, indélébile. C’est ce qui repose au plus profond du cœur, là où l’âme garde ses secrets et ses trésors.

Car l’Ancien, même éloigné, même déçu, même silencieux, reste marqué. Il a été et restera toujours un Képi blanc. Peut-être se jettera-t-il corps et âme dans une Amicale, portant la mémoire de nos Anciens comme un étendard. Peut-être lui faudra-t-il du temps pour reprendre le cours de sa nouvelle vie, sans nostalgie aucune, juste pour se consacrer désormais  à soi, à sa famille, à ses projets. Peut-être, le cœur lourd, les pensées sombres, s’éloignera-t-il de tout ce qui rappelle les ordres, les contraintes inhérentes aux métiers des armes, les sacrifices petits ou grands. Peu importe. Le temps, ce grand sculpteur de l’âme, viendra limer les aspérités. Les éventuelles rancœurs, les possibles regrets, les déceptions méritées ou nourries d’illusions s’effaceront comme des pas dans le sable après la pluie. Les souvenirs referont surface. Et au fond de lui, il sentira, un jour, la petite flamme de l’esprit Légion reprendre un peu de vie. Cette minuscule flamme dont il avait oublié la chaleur discrète, mais permanente, tenace, bien que fragile.

Alors, il reviendra. Non par devoir, non par nostalgie, mais par fidélité à ce qu’il fut et finalement à ce qu’il a toujours été. Il retrouvera ses frères d’armes, ses camarades, ces hommes au regard franc, à la poignée de main solide, au passé commun. Il n’aura rien à prouver, rien à expliquer. Il sera là, revenu parmi les siens. Parce qu’il en  a éprouvé le besoin, parce qu’il est désormais prêt, parce qu’il en a envie.

Quant à notre vieille Légion, que l’on croit, trop souvent, figée dans ses traditions séculaires, elle ne manifestera ni joie ni peine — non par froideur ou indifférence, mais parce que sa force réside dans une fidélité silencieuse, tendue vers l’avenir, capable de se renouveler sans renier son passé. Ce que l’on prend pour immobilisme est en réalité une stabilité nourrie par l’expérience, une capacité à évoluer sans bruit, à intégrer le changement sans jamais se trahir. Elle est bien trop ancienne pour s’abandonner aux émois humains. Mais elle l’accueillera, comme elle l’a toujours fait. Elle lui ouvrira sa porte, sans jugement ni questions. Elle lui offrira un sourire, une accolade, un remerciement. Elle le reconnaîtra comme l’un des siens, et le recevra avec le respect dû à ceux qui ont servi avec Honneur et Fidélité, sous la Grenade à sept flammes, et avec la chaleur propre aux familles qui n’ont jamais eu besoin de mots pour se comprendre.

Non, la Légion ne doit rien à personne. Non, l’Ancien légionnaire ne doit rien à quiconque. Mais ils savent qu’il existe, l’un comme l’autre, quelque chose de plus grand que des mots : une fidélité sans contrat, un amour sans serment… ni plus, ni moins.

Et ce "tout", n’est finalement que ce lien que rien ne rompt.

Et ce "tout" n’est pas à peser, mais à vivre…

Capitaine (e.r.) Jean-Marie DIEUZE

More Majorum