Camerone approche…
Avril. Pour la plupart des gens, c’est le printemps : les giboulées qui s’obstinent, les premières sorties au jardin, les allergies au pollen. Pour le Pékin moyen, c’est surtout le moment stratégique pour caler ses congés, jongler avec les RTT, et transformer chaque week-end de mai en une petite semaine de farniente bien méritée.
Mais pour une certaine catégorie d’hommes, c’est tout autre chose. Et c’est un tout autre signal que Dame Nature leur envoie…
Et là, c’est magique.
Des types que leur épouse croyait définitivement fondus dans leur canapé, en hibernation paisible depuis novembre, silencieux comme des moines – sauf pour râler quand il n’y a plus de bière dans le frigo – se redressent soudainement. Comme réveillés par un instinct primal, une réaction brute, viscérale, déclenchée par un besoin fondamental : l’appel du devoir et de la meute…
Des types qui pratiquent pourtant la thanatose mieux que n’importe quel opossum, le reste de l’année, s’animent d’un coup. Ils s’agitent, s’énervent, râlent, pestent comme de vieux ours mal léchés.
Ils mettent les armoires sens dessus dessous, fouillent tous les cartons du garage, exhument des artefacts du siècle dernier coincés entre deux toiles d’araignée, lampe frontale vissée sur le crâne.
C’est à se demander quelle mouche les a piqués…
Et passé le 15 avril, les choses empirent. La tension monte. Le niveau d’impatience a dépassé depuis longtemps le seuil du raisonnable…
Surtout pour la pauvre épouse, cible principale de regards pleins de reproches silencieux, accompagnés de rafales de questions, tirées en mode : « c’est une catastrophe… ».
— « Mon béret vert… Il était dans le tiroir ! Il est où ? J’le trouve pas ! »
— « Mes décorations ! MES DÉCORATIONS ! Disparues ! »
— « Mes chaussettes vertes ! Il m’en manque une ! »
— « Ma cravate verte… Mais qui m’a pris ma cravate verte, sérieusement ? »
— « Mes godasses… Ce c… de chien les aurait pas bouffées, quand même ? »
Une fois tout retrouvé (à sa place, évidemment), y compris les boutons de manchette souvenir d’une Saint-Michel à Calvi, il y a trente ans, une autre crise surgit.
Le ton monte. L’homme explose, comme si son bon vieux canapé venait de lui déclarer la guerre :
— « Cette chemise me serre trop… T’es sûre que c’est la mienne ? »
— « Mon pantalon ! Pourquoi j’arrive plus à le fermer ? J’ai pas grossi pourtant ! »
— « Mon blazer ! On dirait un corset ! »
Un tour plus tard chez le tailleur — chemise neuve, pantalon neuf, blazer ajusté — la tenue est prête. Les chaussures brillent (au moins sur le devant), le béret tient bien, les médailles sont en place.
Le miroir renvoie une image pas mal du tout. Pour un peu, on se sentirait rajeuni.
On est fin prêt… ou presque.
— « Les cartons d’invitation ! Où sont les cartons d’invitation ? »
Panique à bord.
Le regard fouille les piles de papiers, les tiroirs, les dossiers. La maison est retournée une seconde fois. Madame est appelée à la rescousse, accusée sans vergogne de les avoir perdus. Puis c’est au tour des enfants d’être regardés de travers — mais comme ils ricanent comme des bossus, une nouvelle cible est choisie : les petits-enfants, qui se prennent illico, en toute injustice, le regard noir de leur vieux papy légionnaire.
Finalement, les cartons étaient là. Dans le dossier "À ne pas oublier", bien coincés entre une facture EDF et quelques vieux numéros de Képi Blanc.
On respire. On souffle. On peut y aller.
Mais alors… pourquoi toute cette agitation ? Ce remue-ménage, cette effervescence de futur marié ?
Parce que c’est Camerone !
Et Camerone, ce n’est pas une fête ordinaire.
C’est LA date. Celle qu’on n’oublie pas. Celle qui dit : "Je suis toujours là."
Malgré les années. Malgré les douleurs. Malgré les kilomètres.
C’est le moment où tous les Anciens — qu’ils vivent dans le Sud, dans le Nord, en métropole ou ailleurs — parlent la même langue : celle du souvenir, de la camaraderie, du devoir.
Comme si l’appel du 30 avril, était gravé quelque part, dans l’ADN, juste à côté de la devise « Legio Patria Nostra ».
C’est la fête des fêtes, la « Sainte-Messe » du Képi blanc, la célébration d’un acte de bravoure transformé en légende.
Et pour eux, impossible de passer à côté. Parce que Camerone, ce n’est pas un simple événement : c’est un repère. Un phare dans l’année.
C’est le jour où l’on se retrouve. Où l’on se reconnaît. Où l’on se souvient.
C’est le jour où on marche un peu plus droit, même si le dos est usé..
Où le silence laisse place aux rires, aux chants, aux accolades.
Où les anciens du 2e, du 3e, du 1er, du 5, de la 13, se regardent comme s’ils s’étaient quittés la veille.
Et tout ça, même avec une chemise trop serrée, une cravate verte rebelle, et une paire de chaussettes dépareillées. Car ce n’est certes pas une histoire de boutonnière ou d’un pli mal fait qui va les empêcher d’être là. Même si toute la journée, ils auront cette désagréable sensation d’être coincé dans leur tenue comme un rôti dans sa ficelle.
Mais tout ça, franchement… Ils s’en moquent comme de l’an quarante.
Camerone, c’est un rendez-vous avec soi-même.
Avec ce qu’on a été. Ce qu’on est encore.
Ce qu’on sera toujours.
Même avec les cheveux blancs ou ce qui en reste.
Même avec les articulations qui grincent et qui protestent.
Même avec un peu (beaucoup) de cholestérol en embuscade.
Camerone, ce n’est pas juste le souvenir d’un combat héroïque.
C’est la preuve vivante que l’esprit Légion ne meurt jamais.
Il hiberne parfois, il ronchonne souvent.
Mais à l’approche du 30 avril, il se lève, il s’habille, il grogne toujours… Mais il sourit.
Alors oui, il a fallu retrouver le béret, repasser la chemise, et hurler après toute la famille. Mais une fois sur place, face au monument aux morts, aux côtés des frères d’armes en tenue… Tout ça s’efface.
Il ne reste que l’essentiel : la fierté, la mémoire et la fraternité.
« Maintenant, que j’y pense…Elles sont où mes invitations ? »
Capitaine (e.r.) Jean-Marie DIEUZE
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