Illusions perdues
Une anecdote parmi tant d'autres qui s'est passée à Camerone, une petite histoire vraie, de celles qui rendent la vie agréable :
Nous avions, ce jour-là, comme disent les marins, un vent favorable, et les effluves des andouillettes que nous avions habilement grillées semblaient aimantées par la Place d’Armes où se déroulait la commémoration du célèbre combat de Camerone.
Ces fantômes, ectoplasmes de fumée, venaient délicatement frôler, de leur émanation odorante, les narines de tous les participants à la cérémonie, provoquant chez eux un dérèglement hormonal incontrôlable. Leurs horloges biologiques, détraquées, indiquaient que l’heure du repas avait largement sonné. Nous ne pouvions nous rendre sur la place ; notre priorité était la préparation de « l’après-défilé ». Il nous fallait organiser la « méga-bouffe » des affamés, le déjeuner rapide de tous les amateurs de repas « fast-food », la kermesse qui suivait ne pouvait attendre.
Pris d’une envie pressante, je me dirigeai tout naturellement vers les toilettes chimiques industrielles. L’urgence commandait de ne point trop attendre, même si l’accès à ces dernières était rendu difficile par l’installation imprévue de tentes qui rendaient le parcours particulièrement tortueux.
À mi-chemin, je constatai que j’étais suivi par une magnifique jeune femme vêtue d’un tailleur chic, soulignant à la perfection sa taille fine. L’instant était à la tactique d’approche : je zigzaguai, m’arrêtai ; elle zigzaguait et s’arrêtait. Plus de doute, la jolie personne me suivait.
Devant cette situation, autant inattendue qu’agréable, je décidai de faire front. Je me lançai à l’affronter de face et lui demandai de but en blanc, le cœur battant, pourquoi donc elle me suivait.
Celle-ci, m’offrant son plus joli sourire et empruntant la même voix que les hôtesses de l’air à Orly, me répondit qu’elle avait demandé à un monsieur l’endroit des toilettes. Il lui avait simplement indiqué : « Suivez le monsieur joufflu, il y va. »
Je la regardai, interloqué, désemparé, et me mis audacieusement à réciter, tout haut, une longue litanie apprise dans mon jeune temps :
« Ô rage, ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée… »
Sans se départir de son merveilleux sourire, la femme à l’allure altière me lança une œillade à faire fondre un régiment de sapeurs et, malicieusement, me dit :
« Très joyeux Camerone, Monsieur. »
Les andouillettes, ce jour-là, avaient un drôle de goût…
Commandant (e.r.) Christian Morisot
Publié le 19 avril 2012 par légionnaire