Précision: Ali Sabieh était l’implantation de la 3ème compagnie de la 13ème DBLE à Djibouti. Cette histoire se déroule dans les années 1976, après l’affaire de Loyada. Les noms ont été changés, mais tous ceux qui étaient à Djibouti à cette époque reconnaîtront facilement les personnages…

 

A Ali Sabieh, la Légion avait dressé les plans du futur emplacement des familles de la 2° compagnie et fait tout le travail architectural. Mais comme toujours, tout avait été fait trop vite. l’administration du Génie est arrivée en retard. Le capitaine Rieradrob lui abandonna la construction des logements d’officiers. Les terrassements étaient exécutés sur un emplacement d’un accès difficile, mais judicieux qui mettait à l’écart du camp, sur le flanc d’un chainon rocheux, un quartier de plaisance dominant la ville militaire et la bourgade locale qui entourait celle-ci.

Mais le problème, assez ardu, à première vue, venait de l’emplacement même de cette cité avec la création d’un minimum de végétation, cependant il y en avait bien d’autres à résoudre auparavant. Pour ces logements d’officiers, le Génie possédait quelques gabarits dont il se sert indifféremment à Djibouti, aux Comores ou en France métropolitaine. Des plans étaient disponibles, très étudiés, ils décrivaient le montage sans laisser le moindre détail. Ils sont l’œuvre de polytechniciens à qui, il ne viendrait pas l’idée de demander d’être des artistes.

Le logement se présentait en maison de trois pièces pour les officiers. Légitime épouse du lieutenant Rellim, Sylvie avait à ce titre choisi avant tout le monde. Elle jeta son dévolu sur la dernière maison, en direction du grand Bara. C’était à l’identique des autres, un cube blanchi à la chaux, avec une porte, trois fenêtres étroites et un toit en tôle ondulée.

Bien qu’il disposât de l’immensité du site, le Génie avait aligné les cubes à cinq mètres les uns des autres, mais une distraction du conducteur de travaux plaça la dernière habitation à une distance relativement importante des précédentes. Ca lui donnait une allure de villa indépendante.

L’ambiance de tout ce petit monde entrait en ébullition autour du 15 mai de chaque année, passé cette date, les épouses partent en Métropole dans leur famille ou au centre de vacances d’Arta. La compagnie prenait son tour au barrage, aux portes de Djibouti, l’action des postes précédait les opérations de police nécessaires dans la ville. L’exode des épouses et autres compagnes commençait quelques jours avant le départ des militaires. Portes et volets se ferment dans le quartier des officiers jusqu’au retour de la mission.

Ne reste au camp, qu’un faible détachement chargé de la garde du camp et de son entretien, un sous-officier supérieur choisi parmi ceux dont la santé est déficiente écope de la « corvée » d’en prendre le contrôle et commandement.

Sylvie, cette année là, partit la dernière, son mari n’ayant plus à y revenir, elle boucla la maison et lui reprocha vivement, tandis qu’il l’accompagnait au car, de n’avoir jamais signalé à qui de droit qu’une tuile du toit était disloquée, quand il pleuvait, une rigole mal placée avait abimé le crépi de la chambre. Très méticuleuse de par ses origines de fille du Nord de l’Europe, elle avait la coquetterie de son petit logis.

_ Je suis sûre, mon Mari, que vous allez encore oublier ! dit-elle à ThéodoreRellim avec une pointe d’humeur.

Aussi se loua t-elle de rencontrer le capitaine Rieradrob qui conduisait également sa femme au car.

_ Capitaine, votre adjoint se refuse à faire réparer la toiture. S’il pleut cet été, notre chambre est fichue.

_ Sylvie, voyons, je vous prie, protesta Théodore Rellim, n’ennuyez pas le capitaine avec cette histoire !

_ Votre épouse à raison, il faut que cela se répare, mon lieutenant, répondit Rieradrob en baisant la main de Sylvie.

_Comptez sur moi ma petite Dame. Je vais donner des ordres, puisque mon Adjoint n’en est pas capable !

Il avait juste quelques consignes à passer à l’adjudant-chef Krepper, désigné pour rester à Ali Sabieh à la suite d’un malencontreux accident de véhicule sur le grand Bara au retour de Djibouti . Relevé avec une jambe cassée il était encore dans le plâtre.

_ Je vous signale la maison du lieutenant Rellim, lui dit le Capitaine. Sa femme se plaint de je ne sais quels dégâts de toiture et de façade. L’adjudant de casernement ne doit pas se fatiguer souvent à aller voir ce qui se passe là-haut. Secouez lui les puces ! Et que tout soit remis en état, je l’ai promis. Vous avez « carte blanche » quant au prix que cela coûtera.

Cinquante deux ans, sorti du rang de célibataire géographique, endurci et affligé d’un terrible accent du Nord de l’Europe, l’adjudant-chef Krepper était de ces sous-officiers légion dont les gestes de bravoure ne se comptaient plus, il ne fallait pas demander plus à cet homme simple. Il enrageait d’être laissé à la traîne pour la première fois. Mais tout ordre à ses yeux était indiscutable, sa jambe ne lui permettait pas de s’aventurer au delà des environs immédiats de son bureau où il s’était fait dresser un lit de camp. Fort de cet handicap, Il ne pouvait aller lui-même constater les dégâts de la maison Rellim sur le mamelon escarpé.

Il était dans ses fonctions donc, de faire prendre à l’adjudant Pérales, chargé du casernement, cette affaire au sérieux.

_ Une sacrée chance que vous ayez eue, de ne pas tomber sur le Capitaine, mon adjudant. Il fallait l’entendre ! une baraque toute neuve et qui se déglingue de partout ! L’incurie comme toujours ! Le « je-m’en-foutisme ! un sous-officier abruti par l’alcool ! je le casserai qu’il m’a dit le Capitaine ! et il a raison. Vous aurez affaire à moi, si ce n’est pas proprement réparé et en vitesse ! Voilà un bon pour les travaux, vous y inscrirez ce qu’il faudra ! Vous pouvez disposer.

Vieux serviteur devenu sédentaire, l’adjudant Pérales avait pour principe et par expérience, en cas de cataclysme, de courber le dos sans protester, la vie lui ayant appris que tout passe et qu’on ne gagne jamais rien, même quand on à raison, contre un supérieur. Il est vrai que son intempérance était depuis vingt ans de notoriété publique et qu’il avait pris l’habitude de se l’entendre reprocher. Il est vrai aussi qu’il n’allait pas souvent voir les logements des officiers. Enorme et congestionné, il se déplaçait correctement, mais la moindre grimpette lui coupait le souffle, ainsi, il avait pour cette raison renoncé à s’aventurer sur les sentiers de chèvres. Tout naturellement il avait laissé la surveillance de ces « dépendances lointaines » du camp au sergent Marques, d’origine portugaise, qu’on avait sur sa demande, affecté à titre provisoire, faisant valoir qu’il lui fallait de l’aide pour mener à bien les nombreux travaux auxquels il devait s’acquitter en l’absence du Régiment.

Mais Pérales avait voulu rendre service au sergent Marques qui tenait, pour des raisons sentimentales à ne pas s’éloigner du camp militaire. Ces raisons se nommaient Balbala, elles se présentaient sous les apparences d’une jeune femme fine comme une petite sainte au temps des martyrs que Marques avait extraite, contre son gré, de la bourgade locale et ne songeait qu’à y retourner. De ce fait, il ne pouvait la quitter d’une semelle.

Pérales eut, avec lui, une explication orageuse :

_ C’est comme ça, bougre de salaud, que tu me remercies ? Je vais t’apprendre à faire ton boulot ! Le crépi du haut en bas, a foutu le camp chez le lieutenant Rellim, il n’y a plus de toit et des lézardes dans les murs que tout le monde voit sa femme à poil, quand elle prend sa douche ! Mais naturellement, tu n’en sais rien et tu t’en contrefous ! Tu auras de mes nouvelles si dans quinze jours tout n’est pas flambant neuf là-haut. Débrouille-toi avec ce bon !

Marques qui s’éloignait le moins possible de l’endroit où il avait installé Balbala, ignorait si la baraque des Rellim était debout ou non. Il était prêt à tout sauf, à laisser Balbala seule.

L’unique solution à ses yeux était de s’en remettre pour ces travaux, à quelques légionnaires de confiance, seulement la compagnie n’avait pas laissé en base arrière les meilleurs. Seuls des éclopés et des vieux qui étaient déjà pris aux travaux d’entretiens à travers le camp. Il finit par mettre la main sur Carl Heinz Fritz et sur Sancho Pancha. Haut comme une échelle et pas très costaud, Carl Heinz, allemand d’origine était resté au camp suite à une bronchite quasi chronique et Sancho, petit gros de nationalité espagnole pour les mêmes motifs que ceux de l’adjudant Pérales. Sancho possédait la particularité de n’était absolument pas bilieux pour deux sous, il prenait la vie comme elle venait en se gardant bien de contrarier un destin qui pourrait ne pas lui convenir.

_ Vous irez d’abord vous rendre compte sur place de ce qu’il faut, leur expliqua Marques, ensuite, vous remplirez ce bon et je vous donnerai un camion pour aller chercher le matériel au parc de Gabode à Djibouti. Vous serez dispensé de corvée, de garde et d’appel. Vous irez installer votre guitoune là-haut. Tout ce que je vous demande, c’est qu’aujourd’hui a dans quinze jours, la maison qui est à rebâtir de fond en comble soit prête.

_ C’est peut-être le filon pensa Carl Heinz.

Ils se rendirent immédiatement sur les lieux et il leur sembla qu’il y avait très peu de chose à faire.

- C’est le filon, déclara Sancho. On va dire qu’il faut au moins un mois. Le bon, cela va de soi, devra comporter des marchandises en quantité suffisante pour justifier ce délai.   

 

C’est ainsi que ni le sergent, ni l’adjudant, ni l’adjudant-chef ne trouvèrent leur demande exagérée. Nos deux légionnaires revinrent de Djibouti avec un camion plein, ils passèrent deux jours forts pénibles à installer autour de la maison des Rellim l’aspect d’un authentique et important chantier.

Ils dressèrent leur tente et organisèrent le campement.

_ Ce qui serait bien, dit Carl Heinz, serait de faire la popote dans la maison.

_ D’autant, renchérit Sancho, que rien ne dit, que nous n’aurons pas à travailler à l’intérieur. Il faut demander la clef.

Mais la question ne se posait pas, le lieutenant Rellim l’avait emporté avec lui.

Sancho haussa les épaules, il mettait un point d’honneur, en vertu de ses antécédents, à ne pas se laisser arrêter par un obstacle aussi insignifiant qu’une serrure de série. Il en eut raison en moins de deux.

Une visite domiciliaire s’imposait, pour vérifier l’état des lieux. Elle conduisit Sancho tout droit à la découverte de bouteilles de vin rangées judicieusement au fond d’un placard.

_ Je n’y aurais pas touché si on nous avait fait confiance en nous laissant la clef. Mais puisqu’on se méfie de nous, j’ai le droit d’en boire au moins une.

Carl Heinz qui avait pénétré dans la chambre était très ému.

_ Je la connais bien ! Sylvie (il s’autorisait, grande première pour cet homme timide à parler de madame Rellim en utilisant le prénom de la jeune femme) c’est une très jolie femme, tu sais ! Murmura t-il, en extase devant une photo d’elle. Il faut faire quelque chose pour lui arranger sa maison.

Sancho, le lendemain partageait cet avis, en fait, il avait bu une seconde bouteille et prévoyait qu’au bout du mois la réserve du lieutenant Rellim serait liquidée. Il estimait indispensable de lui fournir un travail utile en compensation de ce dommage. Mais ici commença leur embarras. Tout à première vue était en excellent état. En vain ils en firent le tour ; ils ne trouvèrent rien à réparer._ Ce sont les murs blancs partout qui doivent l’ennuyer, cette belle femme, opina Carl Heinz, en désespoir de cause. Les villas, d’habitude, c’est jaune, bleu ou rose. Puisqu’on a de la peinture à profusion on pourrait rendre ça un peu plus coquet.

_ Allons y pour la peinture ! répondit Sancho qui n’était pas contrariant.

Ils étudièrent avec le plus grand sérieux du monde une teinte seyante à la blondeur des cheveux et des yeux bleus de Sylvie.

_ Un rose un peu soutenu pour que le soleil ne la fasse passer.

Un premier essai sur un côté de la maison leur parut satisfaisant. Ils se mirent à l’ouvrage…

Rien ne résistait à Sancho qui trouva même des draps et ils dormirent dès lors dans le lit des Rellim.

Mais il va sans dire que cette « hospitalité » augmentait d’autant leurs obligations vis à vis des maîtres de maison.

_ On donnera aussi un petit coup à l’appartement, décida Carl Heinz.

Des petits malheurs étaient inévitables. Sancho, on se balançant dans un fauteuil, l’écrasa.

Ce fut tout bénéfice pour Sylvie quand Carl Heinz renversa une potée de haricots sur la commode : elle avait bigrement besoin d’être repeinte ! aussitôt pensé, aussitôt fait, elle fut transformée en petit meuble rose digne des meilleurs magasins d’Ali, un yéménite qui vendait de tout, le vrai roi du commerce de Djibouti.

 

Pendant ce temps, l’adjudant-chef Krepper s’inquiétait et fit appeler l’adjudant.

_ Avez-vous perdu la boule, Pérales, ou vous ne dessoulez plus ? allez-vous m’expliquer ce que vous êtes en train de faire là-haut ?

_ On répare la maison du lieutenant, mon adjudant-chef.

_ Qui vous a dit de la repeindre ? Et de cette couleur là surtout ? Qu’on la reblanchisse et dare-dare si vous tenez à vos galons ! Je vous demande à quoi ça ressemble ?

De loin, la maison des Rellim de l’enfilade des autres habitations édifiées. Maintenant, elle avait l’air d’une sorte de fraise écrasée, on ne voyait plus qu’elle, rutilante sous le soleil de cette corne d’Afrique, isolée au milieu du paysage.

_ C’est rigolo un moment ! dit l’adjudant au sergent Marques, tu te fous un peu trop de ma gueule ! éructa Pérales, à deux doigts de l’apoplexie. Si tu trouves malin d’avoir barbouillé la bicoque avec cette couleur, moi pas. Alors je t’avertis, c’est ta dernière chance : lessive, repeins, fais tout ce que tu voudras, mais que ça redevienne blanc.

Impossible cette fois pour Marques de ne pas s’’imposer le voyage. Le sergent décida, la mort dans l’âme, après avoir bouclé  Balbala à double tour que Pancha et Fritz ne l’emporteraient pas au paradis. Ceux-ci se défendirent de leur mieux. Ils avaient cru bien faire. Du reste, ils n’avaient pas chômé, dans la maison plus rien ne tenait. Le sergent Marques reconnut que la couleur mise à part, l’ensemble avait bonne allure. Encore ignorait-il ce qui l’attendait à l’intérieur. Ils introduisirent le sergent lui disant :

_ Ce sera un secret à trois, désormais.

_ Eh ! bien vous ne manquez pas de culot, vous deux ! Vous vivez dans la maison ?

_ Il faut bien, lui répondit Carl Heinz, puisqu’on y travaille.

L’impression de Marques ne fut, cependant, pas défavorable. Ces panneaux roses, ces meubles roses, ne manquaient pas d’un certain charme féminin.

_ Et ce n’est pas fini, dit Sancho ! Il reste encore beaucoup à peindre.

Il faisait chaud, il déboucha une bouteille.

_ Où as-tu pris ça ?

_ Un héritage, Sergent, dit Sancho, j’avais une grand-mère dans le pinard !

_ Chacun son goût, reprit Marques, sans réfléchir que la grand-mère était bien loin. J’aime bien en fin de compte cette couleur, il n’y a rien à dire, mais en bas, ils n’aiment pas, alors il faut refaire l’extérieur.

Les menaces de l’adjudant Pérales avaient porté. Il lui parut dangereux d’abandonner les deux complices à leur art, sa seule préoccupation avait pour nom : Balbala.

_ Amenez-la, Sergent, lui proposa Sancho Elle ferait un peu de ménage et de cuisine…

Le sergent y pensait justement. Ce fut un secret à quatre. Ils sortirent d’autres assiettes, d’autres verres et de nouveaux draps. On se serra dans le lit.

Une petite vie de famille s’organisa. Le jour, tout le monde travaillait à l’air libre. Pendant les heures chaudes, on fignolait à l’intérieur. Après le souper, Balbala essayait les robes et les chapeaux de Sylvie, ce qui amusait beaucoup Sancho.

Tous les deux jours, le sergent Marques descendait au camp pour rendre compte à l’adjudant des progrès des travaux.

_ On a beau passer des couches et des couches, la couleur rose ressortait toujours.

Pérales s’arma d’une paire de jumelles, il constatait que ça donnait un rose à la fois gueulard et sale, un rose de viande faisandée.

L’heure était aux grandes décisions.

_ J’y vais annonce Pérales!

_ Je vous préviens, mon Adjudant, on a dû ouvrir la maison pour mettre un peu de matériel à l’abri et parce qu’il y avait pas mal à bricoler dedans…

_ Au trou que vous finirez tous les trois, s’il manque quelque chose !

_ Pour ça, pas de danger ! Vous verrez on a fait une maison impeccable et il y avait du boulot.

Ruisselant et épuisé, l’adjudant contempla longtemps la façade en silence. On ne peut que s’incliner devant certaines fatalités. Il comprit qu’il n’y avait vraiment plus rien à faire et qu’il était inutile d’insister. L’abominable rose avait tourné à la vomissure de chat.

L’adjudant entra dans la maison. Sa stupeur alors ne connut plus de bornes. Tout était rose, les murs, les meubles, les vases, les lampes, même les casseroles. On nageait dans le rose, on en buvait par les yeux jusqu’à en être ébloui. Il ne savait s’il fallait s’en réjouir ou tout simplement prendre la fuite pour éviter de défaillir d’écœurement.

_ L’erreur serait de juger ça avec des goûts masculins, expliqua Marques, c’est conçu pour une femme, dans le genre boudoir…

_ Il y a du travail fait, ça on ne peut pas le nier, finit par concéder l’adjudant.

Il resta toute la journée avec l’équipe, autant aller jusqu’au bout.

Sancho risqua le tout pour le tout :

_ du vin, mon Adjudant ?

_ Que le lieutenant me signale la disparition d’une seule bouteille et tu pourras te commander un râtelier ! annonça Pérales, le poing levé.

Il en profita pour donner un coup d’œil aux maisons voisines et en visiter une ou deux dont il détenait les clefs. Il pria Balbala de venir l’aider à mettre un peu d’ordre.

Il fut d’avis sur le soir que la vigne vierge peinte sur la façade faisait le meilleur effet, elle entourait la maison avec des spirales, de grosses touffes d’herbes, par endroit des espèces de balançoires de feuillage encadraient les fenêtres. Carl Heinz la peupla d’oiseaux exotiques : perroquets, canaris. Sancho suspendit près de la porte une lanterne vénitienne également rose.

 

Dans la salle à manger, il peignit une frise d’éventails et de pipes. Au dessus de la coiffeuse rose, où le dos des brosses aussi était devenu rose, il calligraphia sur un ruban qui se déroulait ; « Je me fais belle pour toi. ». Une banderole traversant des nuages roses allait de l’emplacement où dormait le lieutenant au chevet de sa femme annonçait : « Deux petits dodos pour un grand amour ».

On ajouta des fleurs partout, le plafond représentait le firmament, avec le soleil, la lune et tous les astres. Dans la salle à manger il y avait un meeting aérien d’avions de divers types.

_ De loin, du reste, on ne peut pas se rendre compte, c’est de près qu’il faut voir ça, dans les détails. Et surtout, il faut entrer ! Car nous sommes entrés, bien entendu : tout laisser pourrir à l’intérieur pendant qu’on reconstruisait ce qui se voit, ce n’était pas du travail.

Ainsi, s’exprimait l’adjudant Pérales dans l’espoir de calmer l’irritation de l’adjudant-chef, planté quotidiennement sur ses béquilles à la sortie du camp pour voir si la couleur s’atténuait.

Mais on s’habitue à tout, tout compte fait, ce rose, le frappait beaucoup moins.

Un beau matin, il décida d’enfourcher un âne et c’est dans cet équipage qu’il apparut là-haut, après une pénible ascension aussi  dure pour lui que pour sa monture, devant la maison des rellim, Pérales qui l’avait accompagné n’avait plus un poil de sec.

_ C’est beau, dit l’adjudant-chef, mais ça fait un drôle de genre.

_ L’intérieur est encore mieux répondit l’Adjudant.

Marques précisa à nouveau qu’il s’agissait d’un intérieur féminin. L’adjudant-chef entra avec l’âne dans la maison. Il fit peu d’observations, les avions l’amusèrent. En fait, il n’avait jamais eu d’intérieur, les seules personnes du beau sexe qu’il fréquentait recevaient leurs amis dans des chambres d’hôtel, il ne voyait pas d’inconvénient à ce que des femmes plus huppées se complussent à vivre dans du rose avec toutes sortes de décorations bizarres. Seule la façade le chiffonnait

_ Ca ne peut pas aller, déclara t-il. Un toit en tuiles avec des murs roses ça fait maison publique. Il faut ajouter quelque chose ou peut-être changer la décoration du toit.

C’est ainsi que l’adjudant-chef fut responsable d’un toit peint en vert et jaune à la façon d’un parasol. Carl Heinz couronna le tout d’une girouette, faite d’un cœur pourpre traversé d’une flèche dorée.

 

La petite maison rose reflétait toujours autant la lumière, Mais les Rellim ne voulurent pas y entrer. Elle ne convenait pas même aux lieutenants de crainte pour eux de devenir fous.

Le fait qu’elle resta inoccupée n’inquiéta pourtant pas la conscience du capitaine Rieradrob: puisque les étrangers de passage intrigués, demandaient à la visiter. C’était devenu un but de promenade des gens de Djibouti.

 

Elle se détachait si bien dans l’horizon qu’elle figura comme point de repère incontournable sur les cartes de Djibouti.

On peut en conséquence affirmer qu’Ali Sabieh, grâce à ce petit édifice coloré, haut en couleur, a fait avec éclat son entrée dans la géographie et dans l’histoire du pays.

N’est-il pas autrement important, pour une maison, que d’abriter un ménage, fut-il d’officier…

 

Cependant, une chose restait à faire, celle de remplacer la tuile à l’origine de cette histoire qui avait été elle, complètement oubliée…

 

 

 

_ Ce sont les murs blancs partout qui doivent l’ennuyer, cette belle femme, opina Carl Heinz, en désespoir de cause. Les villas, d’habitude, c’est jaune, bleu ou rose. Puisqu’on a de la peinture à profusion on pourrait rendre ça un peu plus coquet.

_ Allons y pour la peinture ! répondit Sancho qui n’était pas contrariant.

Ils étudièrent avec le plus grand sérieux du monde une teinte seyante à la blondeur des cheveux et des yeux bleus de Sylvie.

_ Un rose un peu soutenu pour que le soleil ne la fasse passer.

Un premier essai sur un côté de la maison leur parut satisfaisant. Ils se mirent à l’ouvrage…

Rien ne résistait à Sancho qui trouva même des draps et ils dormirent dès lors dans le lit des Rellim.

Mais il va sans dire que cette « hospitalité » augmentait d’autant leurs obligations vis à vis des maîtres de maison.

_ On donnera aussi un petit coup à l’appartement, décida Carl Heinz.

Des petits malheurs étaient inévitables. Sancho, on se balançant dans un fauteuil, l’écrasa.

Ce fut tout bénéfice pour Sylvie quand Carl Heinz renversa une potée de haricots sur la commode : elle avait bigrement besoin d’être repeinte ! aussitôt pensé, aussitôt fait, elle fut transformée en petit meuble rose digne des meilleurs magasins d’Ali, un yéménite qui vendait de tout, le vrai roi du commerce de Djibouti.

 

Pendant ce temps, l’adjudant-chef Krepper s’inquiétait et fit appeler l’adjudant.

_ Avez-vous perdu la boule, Pérales, ou vous ne dessoulez plus ? allez-vous m’expliquer ce que vous êtes en train de faire là-haut ?

_ On répare la maison du lieutenant, mon adjudant-chef.

_ Qui vous a dit de la repeindre ? Et de cette couleur là surtout ? Qu’on la reblanchisse et dare-dare si vous tenez à vos galons ! Je vous demande à quoi ça ressemble ?

De loin, la maison des Rellim de l’enfilade des autres habitations édifiées. Maintenant, elle avait l’air d’une sorte de fraise écrasée, on ne voyait plus qu’elle, rutilante sous le soleil de cette corne d’Afrique, isolée au milieu du paysage.

_ C’est rigolo un moment ! dit l’adjudant au sergent Marques, tu te fous un peu trop de ma gueule ! éructa Pérales, à deux doigts de l’apoplexie. Si tu trouves malin d’avoir barbouillé la bicoque avec cette couleur, moi pas. Alors je t’avertis, c’est ta dernière chance : lessive, repeins, fais tout ce que tu voudras, mais que ça redevienne blanc.

Impossible cette fois pour Marques de ne pas s’’imposer le voyage. Le sergent décida, la mort dans l’âme, après avoir bouclé  Balbala à double tour que Pancha et Fritz ne l’emporteraient pas au paradis. Ceux-ci se défendirent de leur mieux. Ils avaient cru bien faire. Du reste, ils n’avaient pas chômé, dans la maison plus rien ne tenait. Le sergent Marques reconnut que la couleur mise à part, l’ensemble avait bonne allure. Encore ignorait-il ce qui l’attendait à l’intérieur. Ils introduisirent le sergent lui disant :

_ Ce sera un secret à trois, désormais.

_ Eh ! bien vous ne manquez pas de culot, vous deux ! Vous vivez dans la maison ?

_ Il faut bien, lui répondit Carl Heinz, puisqu’on y travaille.

L’impression de Marques ne fut, cependant, pas défavorable. Ces panneaux roses, ces meubles roses, ne manquaient pas d’un certain charme féminin.

_ Et ce n’est pas fini, dit Sancho ! Il reste encore beaucoup à peindre.

Il faisait chaud, il déboucha une bouteille.

_ Où as-tu pris ça ?

_ Un héritage, Sergent, dit Sancho, j’avais une grand-mère dans le pinard !

_ Chacun son goût, reprit Marques, sans réfléchir que la grand-mère était bien loin. J’aime bien en fin de compte cette couleur, il n’y a rien à dire, mais en bas, ils n’aiment pas, alors il faut refaire l’extérieur.

Les menaces de l’adjudant Pérales avaient porté. Il lui parut dangereux d’abandonner les deux complices à leur art, sa seule préoccupation avait pour nom : Balbala.

_ Amenez-la, Sergent, lui proposa Sancho Elle ferait un peu de ménage et de cuisine…

Le sergent y pensait justement. Ce fut un secret à quatre. Ils sortirent d’autres assiettes, d’autres verres et de nouveaux draps. On se serra dans le lit.

Une petite vie de famille s’organisa. Le jour, tout le monde travaillait à l’air libre. Pendant les heures chaudes, on fignolait à l’intérieur. Après le souper, Balbala essayait les robes et les chapeaux de Sylvie, ce qui amusait beaucoup Sancho.

Tous les deux jours, le sergent Marques descendait au camp pour rendre compte à l’adjudant des progrès des travaux.

_ On a beau passer des couches et des couches, la couleur rose ressortait toujours.

Pérales s’arma d’une paire de jumelles, il constatait que ça donnait un rose à la fois gueulard et sale, un rose de viande faisandée.

L’heure était aux grandes décisions.

_ J’y vais annonce Pérales!

_ Je vous préviens, mon Adjudant, on a dû ouvrir la maison pour mettre un peu de matériel à l’abri et parce qu’il y avait pas mal à bricoler dedans…

_ Au trou que vous finirez tous les trois, s’il manque quelque chose !

_ Pour ça, pas de danger ! Vous verrez on a fait une maison impeccable et il y avait du boulot.

Ruisselant et épuisé, l’adjudant contempla longtemps la façade en silence. On ne peut que s’incliner devant certaines fatalités. Il comprit qu’il n’y avait vraiment plus rien à faire et qu’il était inutile d’insister. L’abominable rose avait tourné à la vomissure de chat.

L’adjudant entra dans la maison. Sa stupeur alors ne connut plus de bornes. Tout était rose, les murs, les meubles, les vases, les lampes, même les casseroles. On nageait dans le rose, on en buvait par les yeux jusqu’à en être ébloui. Il ne savait s’il fallait s’en réjouir ou tout simplement prendre la fuite pour éviter de défaillir d’écœurement.

_ L’erreur serait de juger ça avec des goûts masculins, expliqua Marques, c’est conçu pour une femme, dans le genre boudoir…

_ Il y a du travail fait, ça on ne peut pas le nier, finit par concéder l’adjudant.

Il resta toute la journée avec l’équipe, autant aller jusqu’au bout.

Sancho risqua le tout pour le tout :

_ du vin, mon Adjudant ?

_ Que le lieutenant me signale la disparition d’une seule bouteille et tu pourras te commander un râtelier ! annonça Pérales, le poing levé.

Il en profita pour donner un coup d’œil aux maisons voisines et en visiter une ou deux dont il détenait les clefs. Il pria Balbala de venir l’aider à mettre un peu d’ordre.

Il fut d’avis sur le soir que la vigne vierge peinte sur la façade faisait le meilleur effet, elle entourait la maison avec des spirales, de grosses touffes d’herbes, par endroit des espèces de balançoires de feuillage encadraient les fenêtres. Carl Heinz la peupla d’oiseaux exotiques : perroquets, canaris. Sancho suspendit près de la porte une lanterne vénitienne également rose.

 

Dans la salle à manger, il peignit une frise d’éventails et de pipes. Au dessus de la coiffeuse rose, où le dos des brosses aussi était devenu rose, il calligraphia sur un ruban qui se déroulait ; « Je me fais belle pour toi. ». Une banderole traversant des nuages roses allait de l’emplacement où dormait le lieutenant au chevet de sa femme annonçait : « Deux petits dodos pour un grand amour ».

On ajouta des fleurs partout, le plafond représentait le firmament, avec le soleil, la lune et tous les astres. Dans la salle à manger il y avait un meeting aérien d’avions de divers types.

_ De loin, du reste, on ne peut pas se rendre compte, c’est de près qu’il faut voir ça, dans les détails. Et surtout, il faut entrer ! Car nous sommes entrés, bien entendu : tout laisser pourrir à l’intérieur pendant qu’on reconstruisait ce qui se voit, ce n’était pas du travail.

Ainsi, s’exprimait l’adjudant Pérales dans l’espoir de calmer l’irritation de l’adjudant-chef, planté quotidiennement sur ses béquilles à la sortie du camp pour voir si la couleur s’atténuait.

Mais on s’habitue à tout, tout compte fait, ce rose, le frappait beaucoup moins.

Un beau matin, il décida d’enfourcher un âne et c’est dans cet équipage qu’il apparut là-haut, après une pénible ascension aussi  dure pour lui que pour sa monture, devant la maison des rellim, Pérales qui l’avait accompagné n’avait plus un poil de sec.

_ C’est beau, dit l’adjudant-chef, mais ça fait un drôle de genre.

_ L’intérieur est encore mieux répondit l’Adjudant.

Marques précisa à nouveau qu’il s’agissait d’un intérieur féminin. L’adjudant-chef entra avec l’âne dans la maison. Il fit peu d’observations, les avions l’amusèrent. En fait, il n’avait jamais eu d’intérieur, les seules personnes du beau sexe qu’il fréquentait recevaient leurs amis dans des chambres d’hôtel, il ne voyait pas d’inconvénient à ce que des femmes plus huppées se complussent à vivre dans du rose avec toutes sortes de décorations bizarres. Seule la façade le chiffonnait

_ Ca ne peut pas aller, déclara t-il. Un toit en tuiles avec des murs roses ça fait maison publique. Il faut ajouter quelque chose ou peut-être changer la décoration du toit.

C’est ainsi que l’adjudant-chef fut responsable d’un toit peint en vert et jaune à la façon d’un parasol. Carl Heinz couronna le tout d’une girouette, faite d’un cœur pourpre traversé d’une flèche dorée.

 

La petite maison rose reflétait toujours autant la lumière, Mais les Rellim ne voulurent pas y entrer. Elle ne convenait pas même aux lieutenants de crainte pour eux de devenir fous.

Le fait qu’elle resta inoccupée n’inquiéta pourtant pas la conscience du capitaine Rieradrob: puisque les étrangers de passage intrigués, demandaient à la visiter. C’était devenu un but de promenade des gens de Djibouti.

 

Elle se détachait si bien dans l’horizon qu’elle figura comme point de repère incontournable sur les cartes de Djibouti.

On peut en conséquence affirmer qu’Ali Sabieh, grâce à ce petit édifice coloré, haut en couleur, a fait avec éclat son entrée dans la géographie et dans l’histoire du pays.

N’est-il pas autrement important, pour une maison, que d’abriter un ménage, fut-il d’officier…

 

Cependant, une chose restait à faire, celle de remplacer la tuile à l’origine de cette histoire qui avait été elle, complètement oubliée…