N'hésitez pas à nous faire partager vos anecdotes ou nouvelles gardées précieusement au fond de vos mémoires...

 

 

 

 

 

 

Notre cher CM se fait nostalgique à l’approche des longues soirées au coin du feu, propices au déroulement évocateur de souvenirs qui se confondent souvent dans les brumes de la mémoire où s’entremêlent réalité et rêve, possible et impossible. Alexandre avait-il une réelle conscience de son propre vécu ? N’imaginait-il pas ses histoires en les racontant à notre ami ? Sa mort voulue et brutale n’a-t-elle pas été la suite inéluctable, sinon logique, d’une vie fantasmée ? Nul ne le saura. Reste néanmoins à CM un sentiment de n’avoir peut-être pas fait le nécessaire… mais le pouvait-il ? Les destins se croisent et se décroisent, se nouent et se dénouent… nous n’en sommes que les acteurs ou les spectateurs impuissants… Forcer le destin. Voilà à mes yeux un poncif qui ressemble à une blague. En le forçant pour le changer on ne fait jamais que l’aider à s’accomplir.

AM

 


Souvenirs légionnaires:


Chaque année en cette période automnale du début de l'hiver, j'ai une pensée fraternelle pour un camarade qui me laisse, encore aujourd'hui, un incompréhensible sentiment de culpabilité ; tous les ans, ma mémoire repasse inlassablement le film de notre rencontre insolite.
Je me souviens..."Du haut de la citadelle "Montlaur", je regardais nostalgique le ciel qui s’empourprait au feu d’un soleil moribond qui ne tarda pas à disparaître par-delà l’horizon.
Alexandre, jeune légionnaire d’origine haïtienne de Port au Prince, venait de me rejoindre à ma grande surprise. Ce jeune homme ne parlait jamais à personne, il n’avait aucun contact avec les autres ; solitaire, il cherchait l’isolement en affichant ostensiblement la particularité de paraître toujours absent, ailleurs, triste.
Envahi par un trop plein de silence, Alexandre avait besoin de parler à quelqu’un. Je sentais bien dans son attitude un je ne sais quoi qui me disait son envie de se confier. Prétentieusement je pensais qu’il voyait en moi un soutien, mais en fait, il avait seulement besoin d'une "oreille attentive"... Il me suffisait de me taire pour qu’il parle.
Sans attendre, Alexandre prit la parole : - « Fais-tu des cauchemars la nuit et as-tu des colères soudaines ? ». Vois-tu me dit-il : « on ne se cache jamais assez, il fallait que je parte de mon ailleurs pour un pays où personne ne puisse connaître mon histoire. Alors, seulement et à cette condition, je pensais pouvoir me sentir enfin libre. J'étais asphyxié, il me fallait apprendre à chasser mes démons. Quand j'étais au plus mal dans mon personnage, on disait de moi, que j’étais bavard comme une pie que je racontais des histoires, j’adressais la parole à des inconnus dans la rue. Qui aurait pu penser que je parlais pour me taire ? Les mots que je disais servaient à cacher ceux qu’il me fallait ne pas dire. Certes, petit à petit, mes souvenirs s’éclairaient, mais ce travail cérébral, de narration intime agrémentait ma mémoire pour oublier l’insupportable. J’étais devenu une petite chose insignifiante bousculée par le destin. Aujourd’hui, je veux devenir l’auteur de ce que je raconte, en devenir le héros, ne plus subir et surtout ne plus être cette acteur involontaire d’un scénario imposé ».
Pendant qu’il me parlait, j’imaginais le murmure de ses fantômes. Qui était-il donc pour souffrir ainsi, qu’avait donc été sa jeune existence jusqu’à son engagement dans cette Légion si lointaine pour lui ? Je ressentais une certaine pitié, la politesse curieuse que j'affichais faisait place à un trouble envahissant qu'alimentait, à souhait, le mystère de ses propos. Je tentais maladroitement de lui faire la conversation : « Quand nos fantômes font écho avec ce que nous racontons, lui dis-je, ils provoquent souvent un mal-être qui nous submerge et qui nous empêche tout simplement de vivre ». Je ne savais comment je pouvais lui venir en aide, il ne pouvait prendre conscience qu’il me contrariait et que je me sentais frustré, tant j’avais de questions à lui poser. Curieusement, sans savoir pourquoi, je restais muet, incapable d'émettre un son; je sentais bien, au fond de moi-même, que son histoire était impossible à partager.
Cette relation de sobre camaraderie perdura, nous étions devenus amis, mais après la période d’instruction, je n’ai jamais éprouvé réellement le besoin de le revoir, la vie nous sépara. C'est seulement, quelques années plus tard, que je le retrouvais "bavard comme une pie". Il racontait des histoires, s’adressait à des inconnus dans la rue, j'étais le seul à savoir qu'il parlait pour se taire…
Le hasard des affectations nous sépara à nouveau.


Bien plus tard, un jour de fin décembre qui ressemblait aux autres jours, j'appris que mon ami s'était donné la mort avec son arme de service, lors d'une garde qu'il effectuait près du pont de Holl Holl à Djibouti...
A quel moment n'ai-je pas été là pour toi, mon pauvre ami ? Comment comprendre ton appel de détresse invisible ?
Les événements qui marquent une vie apportent parfois de lourds messages, c'est souvent ce genre de leçon qui justifie que certaines décisions puissent paraître incompréhensibles, et pourtant : « l'essentiel n'est-il pas invisible pour les yeux ? »...

CM