Renato a attaché la corde à un rocher. Couché à plat ventre, il suit l’ascension des légionnaires. Bien qu’ils soient aidés par la corde à nœuds, les hommes ont du mal à se hisser les uns après les autres jusqu’au sommet. Certains se heurtent durement au rocher. On entend les armes cliqueter. Des pierres se détachent. Parvenus sur le plateau, les légionnaires s’aplatissent autour de Renato.
Lorsque le commando est prêt à s’ébranler, le gamin se glisse silencieusement dans l’ombre. Le terrain, nu, où se dressent par-ci par là des rochers aux formes étranges, n’offre presque aucune protection. Il suffirait d’une sentinelle pour que le coup de main échoue. Mais les Allemands, confiant dans la muraille, ne surveillent que la vallée et le versant d’aqua Tendente.
Au bout d’une descente qui leur paraît interminable, les légionnaires parviennent au dessus des grottes. Huit obusiers de 105 sont répartis dans ces casemates naturelles. C’est sur leur tir plongeant, précis et meurtrier à toutes distances, que les Allemands comptent pour briser l’attaque alliée.
Renato désigne une route qui plonge en demi-cercle. On aperçoit distinctement les tranchées d’accès aux grottes, raccordées les unes aux autres par des ouvrages en superstructure, creusés dans les roches.
Trois légionnaires installent rapidement un FM, de manière à prendre la route en enfilade.

 


Le lieutenant Philippe divise le commando en trois groupes. Chacun a pour mission de s’emparer d’une des grottes. Les hommes se séparent en silence et s’évanouissent dans la nuit. Tout s’est fait par signes. Aucun mot n’a été échangé. On dirait des sourds muets discutant entre eux.
Suivi de Renato et de Gianni, le lieutenant Philippe rampe sur un ressaut rocheux au-dessous duquel s’ouvre un trou sombre. En se penchant on aperçoit le tube du canon qui dépasse. Couchés de tout leur long à plat ventre, les deux hommes et le gamin sont confondus avec la roche recouverte de lichens. Le jour pointe sur les hauteurs. En bas, très loin, la vallée est encore plongée dans l’obscurité. Le lieutenant Philippe conserve les yeux rivés sur la tratteuse de sa montre.
A l’orée d’un petit bois où le brouillard s’effiloche, le bataillon attend, embusqué, l’heure de passer à l’attaque. Comme souvent avant le déchaînement de l’enfer, un lourd silence pèse sur la campagne. Aucun bruit familier ne monte dans l’air traquille, ni chant de coq, ni tintement de sonnailles. Immédiatement après le bois, s’étendent des champs en pente que la route de Radicofani traverse en longueur. Au-delà, à moins de huit cents mètres, le terrain s’élève lentement, par de larges terrasses soutenues par des murettes en pierres sèches, jusqu’au sommet du monte Amiata comparable à la carène d peu ’un navire.
Toute la nuit, des sections srutent avec inquiétude cette étendue immobile et silencieuse sur laquelle dans quelques minutes une grêle de projectiles s’abattra. Il est fou d’espérer que sur cette plaine peu accidentée, continuellement surveillée par l’ennemi, le mouvement du btaillon passera inaperçu. Dès que les premières vagues s’élanceront des rafales d’obus les écraseront,
A moins que…
L’aube est déjà assez claire pour permettre de distinguer les choses. Le lieutenant Philippe se laisse descendre, la tête la première, soutenu par une corde de rappel que Gianni, arc-bouté au ressaut, assure. Le légionnaire parvient à quelques centimètres de l’excavation. Il porte autour du cou une musette remplie de grenades. Il en découpille deux, les lance dans l’embrasure. Aussitôt après l’explosion, suivie d’un cri de terreur aiguë, il en lance d’autres.
Alors, comme à un signal, tout éclate en même temps et de tousles côtés à la fois. Renato éberlué est pris dans un cyclone. A l’attente silencieuse, presque irréelle, a succédé un extraordinaire déferlement de violence et de bruit. L’artillerie allemande se déchaîne. Tout près de lui, les légionnaires attaquent les casemates à la grenade, fauchent au FM les survuvants. Contre-attaqués sur leurs arrières, ils retournent leurs armes, se transforment en défenseurs des ouvrages qu’ils viennent d’enlever. Une mitrailleuse isolée ouvre le feu du haut du talus et balaie toute la pente.
Cependant, dans la plaine, le bataillon s’est élancé. Deux obusiers de 105 tirent encore. Les hommes courent, s’aplatissent, se relèvent, parviennent aux premières terrasses où ils se heurtent aux armes automatiques et aux mortiers allemands qu’il faut réduire les uns après les autres.
Le lieutenant Philippe entraîne Gianni et Renato. Tout autour d’eux fusent des petites gerbes de terre et des cailloux. Ils parviennent derrière le blockhaus qui n’a pas été investi. Les cadavres de deux légionnaires gisent dans le couloir rocheux qui mène à la porte. Ils ont été déchiquetés par une grenade. Renato reste figé sur place. Il ne peut détacher les yeux des deux corps mutilés qui obstruent le passage. N proie à une espèce de rage incrédule, Gianni tire au pistolet mitrailleur par-dessus les cadavres. Ses balles arrachent des éclats de bois à la porte qui résiste. D’un geste, le lieutenant l’arrête. Il bondit par-dessus les corps, enfonce la porte d’un coup de pied, lance une grenade, se plaque contre le rocher. La violence de l’explosion jette Renato au sol. De l’intérieur de la grotte, une mitrailleuse tire des rafales. Le lieutenant est toujours adossé au rocher. Les balles ricochent sur la pierre ou s’enfoncent avec un bruit mou dans les corps étendus sur le sol. Gianni comprend que les Allemands ont dû se barriader solidement à l’intérieur. Il saute à son tour par-dessus les cadavres et se jette dans la grotte en tirant. Philippe s’arrache au rocher et le suit. Leurs armes crépitent frénétiquement. Brusquement le tir s’arrête.
Renato est conscient d’un changement autour de lui, mais son cerveau ne parvient pas à en saisir la nature. Il relève la tête. Le lieutenant Philippe se tient dans l’embrasure de la porte. Son visage est très pâle. Le fracas des armes s’est éloigné. Secoué par des nausées, Renato se met péniblement debout. Il s’avance comme un automate, enjambe les cadavres, s’approche du lieutenant. Celui-ci s’efface pour le laisser entrer.
Gianni gît sur le dos, la main droite encore crispée sur son pistolet mitrailleur, les yeux fermés. Renato le regarde, incrédule. Quelques minutes plus tôt, le grand légionnaire italien était en vie, et Renato lui parlait. Maintenant il est figé dans une immobilité telle qu’elle semble artificielle. Il va sûrement se passer quelque chose d’inouï, quelque chose de fantastique dont cette immobilité bizarre est l’annonce. Mais rien ne se produit. Aucun miracle ! Gianni ne se relève pas. Renato comprend qu’il ne bougera pas. De lourdes larmes silencieuses se mettent à couler sur son visage d’adolescent trop vite mûri par la guerre.
Le bataillon quitte Aqua Tendente. Devant la mairie et le long de la route de départ, des camions attendent, comme enracinés par leurs six roues dans la boue visqueuse qui recouvre tout, les décombres, la chaussée défoncée, les véhicules, les hommes… Les légionnaires, ployés sous le faix du paquetage, des armes, des cartouchières, se tiennent en groupes compacts, section par section, guettant l’ordre d’embarquer. Comme toujours il y a du retard. Les hommes grommellent : impossible de s’asseoir dans la boue où l’on enfonce par endroits jusqu’aux genoux. Les caisses de grenades, les cartons d’obus de mortier, empilés sur le bord de la route, offrent aux plus malins quelques rares sièges. Les autres attendent, debout, le visage maussade. Ils ont perdu le compte des jours et des nuits passés sous une pluie battante dans la glu noire des montagnes. Huit, dix jours peut-être, sans avoir eu la chance de changer de vêtements, de s’enrouler pour dormir dans une couverture sèche, d’enfiler une paire de chaussettes qui ne soit pas un torchon pourri… Sur la place de la mairie, la compagnie du lieutenant Philippe attend comme les autres. Au début, des plaisanteries, des encouragements, des rires donnaient à ce rassemblement un petit air de parade malgré les uniformes boueux. A présent, les jambes flageolantes, les mains crispées sur les bretelles de leurs paquetages, les légionnaires, la bouche mauvaise, piétinent sous la pluie comme un troupeau dans un parc. Parmi eux, un visage jeune, souriant, un uniforme tout neuf, encore sec : le légionnaire Renato Moretti.
Après la prise du monte Amiata, le jeune italien a demandé son incorporation au bataillon. Aux questions du capitaine Grandjean, il s’est contenté de répondre qu’il prenait la place de Gianni. Pour Renato cette longue attente fait patie de l’excitation du départ. Il n’en voit pas le côté accablant. Tout est bien trop nouveau, l’amitié des hommes, la griserie d’appartenir à un corps de combat, l’acier des armes, le sentiment d’invulnérabilité que lui donne cette multitude dont il sent gronder la puissance comme l’orage invisible au fond d’un ciel clair. Mais à mesure que le temps passe, les sourires amicaux, les clins d’œil, les petits signes qui le remplissaient de fierté, se font rares. Il n’y a plus autour de lui que des visages renfrognés, hostiles. Renato commence à se demander avec inquiétude s’il est toujours le bienvenu, si on veut toujours de lui.
Brusquement des ordres fusent. 3O part. » Les légionnaires s’ébrouent, assurent leurs paquetages, saisissent leurs armes, forment les rangs. « On part ! » Le mot court le long de la colonne…
Alida traverse précipitamment la place. La jeune fille cherche son frère, l’aperçoit qui grimpe dans un camion. Elle se précipite, glisse, se rattrape. Mais le camion s’est ébranlé. Les légionnaires penchés sur le hayon la voient. Des mains amicales s’emparent de Renato, le poussent, le tirent, le retiennent solidement quand il se penche par-dessus le rebord du hayon. Alida court de toutes ses forces, le visage levé vers lui. Ses yeux sont pleins de larmes. Leurs mains se touchent, s’agrippent. Le lourd véhicule prend de la vitesse. Des gerbes de boue giclent sous les roues. Renato arrache sa main à l’étreinte de sa sœur. La jeune fille fait encore quelques pas, puis s’arrête…
Un camion la dépasse, un autre d’où jaillissent des plaisanteries et des rires. Accrochés aux ridelles arrières des soldats inconnus la dévisagent. Alida hausse les épaules et reprend lentement le chemin d’Aqua Tendente.
FIN