La grande tente de l’antenne chirurgicale à la sortie du village est pleine de blessés français et allemands. Gianni déambule dans la travée. A deux reprises il s’arrête pour consulter la fiche qui pend au pied de chaque lit, puis repart en secouant la tête.
Au bout de la rangée de droite gît un légionnaire de sa compagnie. Il a été blessé à la tête par l’explosion d’un obus de mortier. Gianni s’approche. Le légionnaire le fixe d’un air hébété. Quand il reconnaît Gianni, son expression égarée fait place à un sourire de contentement. Ils ne sont pas particulièrement amis mais, dans ce lieu, n’importe quel visage familier est le bienvenu. Autour d’eux, sous la toile que cingle la pluie, dans la chaleur étouffante, des infirmiers vont et viennent silencieusement.
« Tu mesures combien, Fernand ? » demande Gianni au blessé.


Le légionnaire le regarde sans comprendre. Une lueur d’inquiétude s’allume dans ses yeux. Cette question lui paraît pleine de menaces obscures.
« Pourquoi tu me demandes ça ? dit-il avec angoisse.
_ J’ai besoin dee tes fringues. Ordre du Capitaine. »
Il decroche le battle-dress du blessé suspendu à un porte-vêtement.
« Dis donc ! C’est mes sapes ! t’es dingue ou quoi ! »
A côté d’eux, un blessé endormi pousse un cri et se réveille. Gianni sursaute.
« T’entends, dit-il avec reproche, tu déranges tout le monde.
_ Eh ben, merde alors, grommelle le blessé que la mauvaise foi de Gianni estomaque. Tu peux te les garder, mes fringues ! » et il ajoute, sinistre : « De toute façon j’en ai plus besoin. »
Il sait que c’est faux, que sa blessure n’est pas très grave, mais ce rôle de grand blessé qui n’en a plus pour très longtemps est pour l’instant sa seule défense. Gianni n’est pas dupe.
« C’est ça, ducon, s’exclame-t-il, le vieux et moi on est des détrousseurs de cadavres ! où est ton képi ?
_ Ah non ! mon képi, je le garde », gueule le blessé.
Gianni comprend qu’il est inutile d’insister. D’ailleurs Renato a besoin d’un casque, as d’un képi. Etcelui de Fernand est troué.
Sous les ordres du lieutenant Philippe, les trois sections sont prêtes à partir.
Les cheveux rasés, dans son battle-dress un peu trop grand pour lui, chaussé de pataugas, Renato Moretti est méconnaissable. Il a déjà oublié son refus de porter l’uniforme. Le gamin est parfaitement conscient de sa métamorphose. Il a perdu ses allures de chat errant. Avec le mimétisme propre à son âge, il singe les manières décontractées d’un vieux soldat. Les hommes qui font partie du commando l’ont adopté immédiatement. Il a partagé leur repas et discuté le coup comme s’il appartenait au bataillon depuis Narvik. Gianni ne le quitte pas d’une semelle. Entre le légionnaire et l’adolescent, c’est le coup de foudre de l’amitié.
La pluie a cessé. Un brouillard translucide monte de la terre détrempée où les semelles s’enfoncent avec un bruit de ventouse.
Renato a quitté la route de radicofani que l’ennemi ne cesse de surveiller, l’éclairant de loin en loin par des fusées parachutes, et pris à travers bois, Philippe et Gianni marchent derrière lui. Les légionnaires suivent en file indienne.
Le sentier s’élève peu à peu à flanc de montagne, en lacets étagés les uns au dessus des autres. Renato avance sans effort, du pas tranquille des montagnards auquel s’adapte celui de la Légion.
Soudait le gamin s’arrête, fait signe aux hommes derrière lui de s’accroupir. Un sentier plus large croise le leur, s’enfonçant dans un bois de pins. Aplatis sur le sol humide et glissant, les légionnaires écoutent . Bientôt le martèlement d’une petite troupe en marche se fait entendre. Du bras Philippe impose le silence. Il lève lentement son pistolet mitrailleur, le doigt sur la détente, prêt à tirer s’ils sont décoouverts. Derrière lui, les hommes l’ont imité, retenant leur souffle.
Une section de Panzergrenadieren débouche à moins de dix mètres. Les Allemands marchent les uns derrière les autres. L’un d’eux dérape sur les aiguilles de pins et jure. Des rires fusent. Renato écoute, attentif, leurs pas décroître. Le commando se remet en marche. La végétation s’éclaicit. La terre spongieuse se transforme en caillasse où ne s’accrochent plus que des buissons rabougris. Le sentier jusque-là bien tracé se perd dans un terrain en pente raide que surplombent des rochers. Cette ascension nocturne n’en finit pas. Le vent souffle de l’ouest en rafales. Le piton du monte Amiata très haut au dessus de leurs têtes bouche complétement l’horizon. Le lieutenant Philippe guette avec inquiétude les premières lueurs du jour. Il consulte sa montre. Dans une heure l’est s’embrasera, mais il croit déjà déceler des traits plus clairs dans la nuit qui les environne. Renato monte toujours. Le sentier a complétement disparu, avalé par d’immenses dalles polies qui paraissent prêtes à se décoller de la pente vertigineuse. Les légionnaires arrivent enfin aux pieds d’une haute falaise. Cette barre rocheuse interdit l’accès au sommet. C’est elle qu’il faut escalader maintenant. Les hommes se regroupent autour de Renato. Ils se tordent le cou pour tâcher d’apercevoir, quarante mètres plus haut, le faîte de la montagne. La muraille est séparée en deux par uns fissure qui la zèbre d’un trait plus sombre. Renato la désigne du doigt à Gianni et à Philippe. C’est par là qu’il va grimper.
Calmement, après s’être défait de son sac, Renato enroule en diagonale sur son torse un long filin de nylon. Pendant ce temps, Gianni sort d’une sacoche un poids d’un kilo surmonté d’un anneau. Il étale sur le sol trois mouchoirs les uns sur les autres, pose le poids au centre et replie les mouchoirs par-dessus. Il extrait ensuite d’une des poches de son battle-dress un étui de préservatifs qu’il déchire entre ses dents, déroule une première capote anglaise et l’étire jusqu’à pouvoir y introduire le poids. Les légionnaires suivent tous ses gestes avec intérêt. Gianni renouvelle l’opération deux fois avec deux autres préservatifs, puis il remet le poids à Renato. Seul l’anneau dépasse de l’enveloppe protectrice. Renato le fixe à un mousqueton de sa ceinture.
Le lieutenant Philippe s’approche du gamin. Il lui presse l’épaule d’un geste affectueux d’encouragement. Renato plonge la main dans l’échancrure de sa chemise, en sort une médaille qu’il porte au cou, l’embrasse et attaque la paroi.
S’aidant des pieds et des mains, profitant des moindres aspérités sur le roc qui devient de plus en plus abrupt, Renato commence son ascension. Il s’élève lentement, le corps pris entre les deux mâchoires de la faille, mesurant ses gestes, tâtant les prises, gagnant petit à petit de la hauteur. D’en bas, les légionnaires suivent son escalade avec angoisse. Le moindre dérapage peut être fatal à l’enfant. S’il venait à tomber, son corps s’écraserait aux pieds de la muraille sans que rien n’amortisse sa chute.
Renato s’élève ainsi d’une trentaine de mètres, puis s’arrête, le corps coincé. Les légionnaires le voient repartir, mais cette fois, non plus dans la faille devenue trop étroite pour lui, mais au-dehors, le corps collé à la paroi, s’aidant, pour monter, des rebords de la fissure. C’est d’autant plus risqué que les arêtes sont tranchantes comme des lames et n’offrent presque pas de prise. Farouchement, Renato continue. A chaque effort, il gagne quelques centimètres en hauteur. Anxieux, les légionnaires n’osent pas bouger. Ils ont l’horrible impression qu’un geste ou un murmure de leur part déclenchera la catstrophe. Enfin, ils voient le gamin se rétablir sur la crête et dispara^tre dans l’obscurité.
Renato exténué, se couche sur le dos. La bouche grande ouverte, il reprend lentement sa respiration. Son cœur bat follement. Un long moment, le petit italien savoure sa joie. Il a réussi ! Cette pensée l’enivre. Pour peu il se mettrait à crier. Et déjà un cri triomphe monte à ses lèvres quan il se rappelle soudain la raison de son exploit. Il jette un regard effrayé autour de lui.
Il est sur un plateau entre les deux versants du monte Amiata. A pic du côté de la muraille, le terrain descend en pente douce jusqu’aux éperons où se trouvent les grottes. Tout est désert. Rassuré, il ddégage le rouleau de filin, fixe le poids, parcours quelques mètres jusqu’à une corniche en surplomb…
Quarante mètres plus bas, les légionnaires ont logé et arrimé quatre fusils mitrailleurs et une caisse de munition dans des pneus.
Renato laisse glisser le filin entre ses doigts. A plusieurs reprises le poids est bloqué par une aspérité. Renato lui fait franchir l’obstacle dans un mouvement de balancement. Grâce à l’enveloppe qui protège le poids, l’opération se déroule sans bruit.
Le lieutenant Philippe s’empare du poids qui pend au-dessus de sa tête. D’un coup de poignard commando, il tranche le filin au ras de l’anneau. Gianni lui tend l’extrémité d’une longue corde à nœuds. Le lieutenant l’attache solidement au filin, puis tire sur celle-ci à deux reprises. C’est le signal qu’attend Renato. Le filin remonte doucement le long de la paroi. Aux pieds de Gianni, le tas formé par la corde de rappel s’amincit rapidement.