Comme la mairie du village, le débit de boissons de Guido Teveri, baptisé pompeusement « Grand Café Tivoli », a échappé partiellement à la destruction. C’est une salle voûtée au sous-sol d’une bâtisse qu’un obus a éventré. Pour y accéder, les légionnaires trouvent plus simple de passer par la brèche, plutôt que de descendre les quelques marches de l’entrée ; ils se laissent tomber au milieu des tables par un trou du plafond. Cette façon de procéder déclenche des rires sauvages à chaque nouvelle arrivée. Ce que Teveri ne dit pas, c’est que les Panzergrenadieren allemands faisaient exactement la même chose trois jours plus tôt.


Pour l’instant Teveri surveille du coin de l’œil une table où six légionnaires ivres qui sont aux prises avec quatre filles tapageuses qui essaient de leur soutirer de l’argent. Parmi elles, une adolescente, presque une enfant, son corps gracile nu sous une robe trop large pour elle, qui lui tombe comme un sac, les pieds nageant dans des chaussures à talons-aiguilles, se montre la plus effrontée. Pourtant on devine que cette impudence est forcée.
Teveri n’est pas le seul à observer ce qui se passe à cette table. Gianni, un légionnaire italien, suit la scène des yeux. C’est un homme d’une quarantaine d’années, au visage marqué de rides où la boue des derniers jours s’est incrustée comme un tatouage. Il est carré d’épaules, mais d’une taille nettement au dessous de la moyenne, ce qui lui donne une apparence difforme.
A la table des légionnaires, un gigantesque Polonais a assis de force l’adolescente sur ses genoux. Soûl à crever, les yeux fous, violacé, il frotte la fille contre lui. Celle-ci apeurée, se défend mal. Le Polonais éructe des mots sans suite : « Cigarettes… nylon… chocolat… » qui sonnent comme autant d’obscénités.
Soudain Gianni se lève. Il avance jusqu’à la table, saisit l’adolescente par le bras et, d’une traction brutale, la remet sur ses pieds. Cloué à sa chaise par l’alcool, le Polonais ne réagit pas. Pas encore…
« Comment t’appelles-tu ? « demande Gianni en italien.
L’adolescente, surprise par la voix sans accent, répond spontanément :
« Alida Moretti, monsieur.
_ Quel âge as-tu ? »
Cette fois la réponse tarde.
« … Dix-huit ans. »
Teveri intervient.
« Elle ment ! elle n’a que quinze ans. Ca fait au moins dix fois que je lui défends de venir… Mais va te faire fiche ! Elle se glisse avec les autres. Seulement, je l’ai prévenue : si son frère la trouve ici, il la tuera ! »
Le Polonais est enfin sorti de sa torpeur. Il vient de se lever. Il est pourpre, les yeux exorbités de haine. Son cou de taureau où les veines saillent comme des cordes se gonfle. Il va cogner.
Gianni n’a pas lâché Alida. Il saisit une bouteille à moitié pleine de vin et la brise sur la tête du molosse. L’homme tombe à la renverse. Une fills gueule. Devant le goulot brisé que Gianni tient toujours à la main, les légionnaires hésitent. Le silence devient insupportable.
Derrière son comptoir, Teveri reste bouche bée.
D’une manière inattendue, Alida réagit la première. Elle essaie de se dégager, tout en hurlant des insultes. Elle se débat, lance des coups de pied dans le vide. L’intervention de Gianni la frappe comme une formidable injustice. De quoi se mêle cette brute ? Le Polonais allait sûrement lui donner ces choses dont elle a envie, tous ces trésors que les soldats gaspillent avec une révoltante inconscience.
La rage puérile de la jeune fille, ses efforts désespérés pour se libérer détendent l’atmosphère. A présent hilares, les légionnaires ne quittent pas des yeux son jeune corps qui se tortille frénétiquement. Les jambes de la gamine volent dans toutes les directions.
Le Polonais s’est relevé en grognant. Il essuie le vin et le sang qui maculent son visage, s’effondre sur une chaise, les yeux vitreux, la bouche dégueulant des mots incompréhensibles.
Gianni traîne Alida jusqu’à la porte. Sans s’arrêter, il demande au patron :
« Où habite-t-elle ?
_ A gauche en sortant, la seule bicoque encore debout. »
Pour y parvenir, il faut escalader des maisons qui ne sont plus que des amas de décombres. Alida supplie Gianni de la lâcher. Elle appelle la Madone à son aide, invoque le Christ, tente de se jeter par terre. Mais Gianni demeure insensible à ses simagrées.
Pervenu devant la maison, il frappe à la porte, sans lâcher la gamine. C’est Renato qui ouvre.
« C’est ta sœur ? »
L’adolescent confirme d’un signe de tête. Gianni pousse Alida devant lui.
« Qu’est-ce que tu lui veux ?
_ Rien. Je la ramène. C’est tout. »
Alida se faufile à l’intérieur. En passant, elle fait mine de se protéger la tête, comme si Renato allait la frapper.
« Entre. »
La salle commune est enfumée. Alida a traversé la pièce en courant, s’est réfugiée dans un coin près de l’âtre. Gianni regarde autour de lui avec curiosité. Renato l’observe, perplexe. Ce soldat qui parle sa langue sans accent le déconcerte.
« Tu es italien ?
_ Oui. »
Le visage de l’adolescent s’éclaire.
« C’est pour ça que tu l’as ramenée ? »
Gianni fronce les sourcils. Pour une raison qu’il ne s’expliquue pas cette question l’énerve.
« Elle est trop jeune pour traîner dehors », dit-il avec colère.
Renato le regarde incrédule. Trop jeune ! Cette remarque le dépasse. Trop jeune pour faire la putain ? Que tout continue comme avant, malgrè la guerre ? Et lui alors, qu’est-ce qu’il fait avec les alliés ?
« Tu viens d’Amérique ? »
Gianni secoue la tête.
« Non », dit-il.
Et il ajoute :
« Avant la guerre, j’étais en Espagne. »
Comme renato visiblement ne comprend pas, il précise :
« Avec les antifascistes.
_ Les Rouges ? »
Gianni hausse les épaules. Il n’a pas envie d’expliquer.
Dans son coin Alida ricane.
« C’est un communiste, dit-elle.
_ Ta gueule ! » hurle Renato qui veut tirer cette affaire au clair.
« Si c’est comme ça, attaque t-il, tu devrais être avec les patisans. Pas avec les Français.
_ Je me suis engaé en 39. Dans la Légion. L’Italie n’était pas encore en guerre, tu comprends ? »
Renato réfléchit.
« Alors tu es un soldat de métier ? »
Gianni soupire. Cette discussion le fatigue.
« Quelque chose comme ça, dit-il pour en finir.
_ Depuis trois jours j’essaie de parler à ton commandant.
_ Qu’est-ce que tu veux ?
_ lui espliquer comment on peut monter dans la montagne par-derrière.
_ Pourquoi ?
_ vous n’y arriverez jamais de ce côté. Les grottes sont pleines de canons.
_ Alors ?
_ Alors, ça sera comme à Cassino. Vous ne partirez plus. Les Allemands bombarderont le village jusqu’à ce qu’il ne reste plus une pierre debout. On aura tout perdu. »
C’est au tour de Gianni de ne pas comprendre.
« Tu veux nous aider à rosser les Allemands ? »
Renato ne se donne même pas la peine de mentir.
« Je veux que tout ça finisse », dit-il.
Il se tient très droit, le visage fermé. Implacable. C’est tout juste s’il ne dit pas : « Foutez le camp. Laissez-nous vivre ! »
Gianni voudrait lui expliquer que eux, les Alliés, ce n’est pas pareil, qu’ils sont ici justement pour les libérer, mais il y renonce, découragé…
« Tu es déjà monté dans la montagne ? demande-t-il.
_ Trois fois. Tout seul. Les Allemands croient que c’est impossible, alors ils ne surveillent pas l’autre versant. Je connais le chemin pour contourner la montagne et, après, la voie pour grimper. Je pourrais le faire sans mes yeux. Chaque fois je suis monté la nuit. »
Gianni est sceptique. Le gamin cherche à se rendre intéressant.
« Qui me prouve que tu ne mens pas ? » dit-il.
Sans répondre, Renato se dirige vers un buffet dont il sort des boites de conserves qu’il pose sur la table. Cesont des conserves allemandes.
« Tu crois que j’y vais pour la promenade ? Il y a un dépôt de vivres en haut. Je les ai volées : des boites de porc, de poisson, de légumes. »
La fierté perce dans sa voix.
Gianni est convaincu. Il se lève et se dirige vers la porte.
« Viens avec moi, dit-il. Cette fois tu vas lui parler au capitaine. »
Sans l’interrompre une seule fois, le capitaine Grandjean a écouté les explications de Gianni qui fait office de traducteur. A présent il scrute le visage de Renato. Le gamin ne baisse pas les yeux. Malgrè ses vêtements en loques et ses pieds nus, il est parfaitement à l’aise. Debout, les lieutenants Philippe et Dumas se contentent du rôle de spectateurs.
« Quel âge as-tu ? demande Grosjean.
_Dix-sept ans. »
Le capitaine hoche la tête. Il hésite. Le gamin a l’air sûr de lui, mais ses motifs ne sont pas convaincants. Ils se retourne vers ses subordonnés.
« Qu’en pensez-vous ? »
Philippe s’emballe aussitôt.
« Formidable, mon capitaine ! Il pourrait conduire une vingtaine d’hommes au pied du piton, grimper et fixer au sommet une corde de rappel. Après tout, qu’est-ce qu’on risque ,
_ la vie de vingt gus et celle du gosse », remarque doucement Dumas.
Philippe ne se laisse pas arrêter.
« des gosses, il y en a d’aussi jeunes que lui au bataillon. Quant aux vingt gus, quils participent à l’attaque frontale demain à l’aube ou a un commado derrire les positions allemandes cette nuit, c’est pas loin d’être le même tabac. »
Grandjean réfléchit une minute. Toutes sortes d’hypothèses se heurtent dans son esprit, y compris celle d’un traquenard. Brusquement il se décide.
« D’accord, dit-il au gamin qui ne l’a pas quitté des yeux, je te fais confiance. » Puis à l’adresse de Gianni : « Démerde-toi pour lui trouver un uniforme et fais-lui couper sa tignasse ! »
Gianni traduit. Renato secoue énergiquement la tête.
« Jamais ! dit-il en crachant les mots. Ton uniforme, tu sais où tu peux te le mettre !
_ C’est un ordre, hurle Grandjean que le refus du gamin exaspère. Si ce petit con se fait faire aux pattes par les chleus en civil, tu sais ce qui l’attend. Fais-lui rentrer ça dans le crâne avant qu’il ramasse un coup de pied au cul ! »
Gianni ne prend pas la peine de traduire. Il soulève Renato et le sort du bureau comme un paquet.
A suivre…