Poème de Guillaume Apollinaire

Il y a

Il y a un vaisseau
qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit
venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles
Il y a  un  sous-marin  ennemi  qui  en  voulait  à  mon  amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d'obus autour
de moi. Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les
gaz asphyxiants. Il y a que nous avons tout
haché dans les boyaux de Nietzsche
de Goethe et de Cologne. Il y a 
que je languis après une
lettre qui tarde
Il y a dans
Mon porte-cartes
plusieurs photos de mon amour.
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète
Il y a une batterie dont les servants s'agitent autour des pièces
Il  y a  le  vaguemestre  qui  arrive  au  trot  par  le  chemin  de  l'Arbre isolé.

Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme l'horizon dont il s'est indignement

revêtu et avec quoi il se confond. Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications de la T.S.F.
sur l'Atlantique. Il y a à minuit  des  soldats qui scient des planches
pour les cercueils. Il y a des femmes qui demandent du maïs à
grands cris devant un Christ sanglant à Mexico. Il y a
le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix
à  5  kilomètres.  Il y a
des croix partout de-ci de-là
Il y a des figues de Barbarie sur ces
cactus en Algérie. Il y a les longues mains
souples de mon amour. Il y a un encrier que
j'avais fait dans une fusée de 15 centimètres et qu'on
n'a pas laissé partir. Il y a ma selle exposée à la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours

Il y a l'amour qui m'entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui
portait sa mitrailleuse sur
son dos . Il y a des hommes dans
le monde qui n'ont jamais été à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement
Les campagnes occidentales ils pensent avec
mélancolie à ceux dont ils se demandent
s'ils les reverront car on a poussé
très loin durant cette guerre
l'art de l'invisibilité

Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)


Vocabulaire:
Saucisses: dirigeables allemands qui avaient une forme de cylindre.
les noms : « Nietzsche » et « Goethe » font référence à des auteurs allemands et « Cologne » est une ville en Allemagne.
Batterie: .
Vaguemestre: maire d’un village.
T.S.F.: Transmission sans fils, radio militaire.
Gulf Stream: ou dérive Nord Atlantique : courant marin chaud qui baigne les côtes de l’Europe en provenance du Golfe du Mexique.
Boche: surnom péjoratif donné aux Allemands.

 

 

Guillaume Apollinaire, Poète, critique et romancier, de son vrai nom Wilhelm Albert Wlodzimierz Apollinary de Waz-Kostrowicki, est né le 26 août 1880 à Rome (Italie).
Né d’une mère russe issue d’une famille de la petite noblesse polonaise et d’un père suisse italophone, il passe sa jeunesse à voyager dans toute l’Europe. Il s’installe à Paris en 1899 où ses premiers poèmes sont publiés. En août 1914, lorsque la guerre éclate, il cherche à s’engager dans l’armée française mais son statut d’étranger l’en empêche. Il est autorisé à s’engager en décembre, en parallèle d’une demande de naturalisation qu’il vient de déposer. Devenu artilleur, il rédige des poèmes où l’exaltation de la guerre moderne alterne avec le patriotisme. Alors qu’il vient juste d’être naturalisé français, il est blessé par un obus le 17 mars 1916 et doit être trépané. Affaibli par sa blessure, il décède le 9 novembre 1918 de la grippe espagnole à Paris.