Voilà un bien curieux métier, et une moralité adaptée à notre programme électoral. Antoine se régale et s’amuse à nous expliquer, tel un devin, ce qui risque d’arriver à quelques uns de nos concitoyens…


Ce qui nous pend au nez
C’est un homme attentif, au regard inquiet, bien propre sur lui, veston impeccable, cravate sombre, petite sac en cuir en bandoulière. Je le vois souvent déambuler d’une démarche lente et cadencée, aux abords d’un très grand centre commercial, multi-activités, comme il en existe partout. Parfois il s’assied sur un banc public et déplie un journal gratuit. Il met ses lunettes et lit, avec une apparente attention. De temps en temps, il décapsule une mini-bière et ouvre un paquet contenant un sandwich. Il arrive toujours aux alentours de 8 heures 30 et repart vers la fin de l’après-midi. S’il n’était pas aussi assidu, il passerait inaperçu. Mais l’homme, un quinquagénaire d’apparence, cravaté, se promène dans la zone depuis plusieurs jours – toujours silencieux, montant et descendant la rue. Il attire l’attention.
Le gareur de voitures de la zone, sagace – oui, comme en Afrique, ce métier s’est particulièrement développé, qui procure de substantiels revenus à ses pratiquants – a levé une partie du mystère : - «ah je le connais bien ce gus !». Charles, le gareur, contrairement à beaucoup d’autres, n’est pas garçon à se droguer, dit-il. Seul au monde, il songe à émigrer vers le Canada. Il a travaillé dans un supermarché de la périphérie, mais a été renvoyé. Voilà des mois qu’il ramasse les centimes donnés par des clients habituels dans «ses» rues habituelles. Lui aussi, il feuillette des journaux gratuits, pendant qu’il proteste contre le gouvernement, les politiques, les immigrants… Il aime les statistiques et il m’a cité un chiffre : «Ça y est, nous sommes à 811 mille ! 811 mille chômeurs !», précise-t-il. Le pire c’est le pourcentage de chômage des jeunes. «35 et demi pour cent, vous le saviez !?», dit Charles à très haute voix. «C’est ici dans le journal. Au Canada il n’y a pas de chômage!». Mon ami le garagiste-philosophe-pendant-les-heures-de-travail se venge, lui, en m’assénant les chiffres.
Chômage et manque de travail menacent la jeunesse. Chômage signifie misère économique ; manque de travail signifie misère social et humaine. Une chose peut mener à l’autre. Charles a 30 ans, il se débrouille comme gareur de voitures et peut même venir à réaliser son rêve : travailler dans un supermarché canadien! Pour le moment il regarde l’homme cravaté et affiche un petit sourire vengeur : « Il est marié et il a deux filles, l’une d’elles est étudiante en Fac ». Comment le sais-tu ? « C’était mon chef dans le supermarché. Il a été mis à la porte en Janvier !». Compagnons d’infortune. Charles agite son journal roulé, guide la trajectoire d’une voiture qui se gare et récolte une pièce. «Il est mon voisin en banlieue. Il n’a pas encore eu le courage d’annoncer son renvoi à la famille». J’ai compris : l’homme quitte sa maison tous les matins, fait semblant d’aller au travail et revient à la nuit tombée. Par honte il s'éloigne de son domicile, il parcourt et hante des rues inconnues, entrainant et mettant à l’épreuve son courage pour devenir gareur de voitures. « Ici il n’a aucune chance… pendant que je serai là… ». Charles émigrera, peut-être. L’homme cravaté pourra devenir alors gareur de voitures. Mais seulement en oubliant sa honte.

AM