Stéphane Lausanne est journaliste en 1913 au journal « Le Matin » et adresse à son quotidien parisien une série d’articles suite à une visite sur place à Sidi Bel Abbès au sein de la Légion étrangère pour voir si « l’enfer hideux » dont parlent les journaux pangermanistes, gazettes officielles de cologne est réel : « des officiers français, descendus au rôle de gardes-chiourmes, affament, maltraitent, torturent des malheureux qu’on a racolés de force, là-bas, en Europe, par l’intermédiaire de louches agences de recrutement… »

En fait, le journaliste découvre la Légion étrangère et conclu : « La France ne fait là-bas à la claire et belle lumière du soleil d’Afrique, rien qui ne soit digne de son passé, de sa grandeur morale, de sa tradition civilisatrice.

Mais surtout, Il découvre le légionnaire à travers quelques anecdotes plus croustillantes les unes que les autres, un vrai régal offert à votre distrayante lecture :

Journal Le Matin, derniers télégrammes de la nuit du Jeudi 02 Octobre 1913 par Stéphane Lausanne :

Une visite à la légion Etrangère : visite en enfer ?

I/ Sidi-bel-Abbès:

« Me voici donc dans l'« antre africain » où, pour parler comme M. Mathias Erzberger, député au Reichstag, rapporteur du budget allemand de la guerre, « la France poursuit une œuvre indigne de la civilisation. Me voici « dans l'enfer hideux » où, pour parler comme les journaux pangermanistes, « des officiers français, descendus au rôle de gardes-chiourmes, affament, maltraitent, torturent » des malheureux qu'on a racolés de force, là-bas, en Europe, par l'intermédiaire de louches agences de recrutement. Me voici, pour parler comme l'officieuse Gazette de Cologne, au milieu de « cette honte moderne » qui s'appelle la légion étrangère, Il fait pourtant un temps de conte de fée, ce soir à Sidi-bel-Abbès Dans le ciel, les étoiles brillent d'un éclat étrange et une brise douce fait frissonner les longues branches des poivriers qui pendent langoureusement par-dessus les grilles du square. Un orchestre joue devant un parterre d'officiers et de dames en toilette blanche l'ouverture du Calife de Bagdad de Boieldieu et des quantités de fantassins promènent leurs pantalons de toile immaculés sur les trottoirs bordés de platanes. Est-ce bien à Sidi-bel-Abbès que je suis, ou bien est-ce à Nice par une nuit de printemps ? Je n'ai un peu d'étonnement qu'en me mêlant aux groupes, car ces soldats qui portent notre uniforme ne parlent pas tous notre langue voici de l'allemand, voici de l'italien, voici peut-être du tchèque, voici sûrement de l'espagnol. Et je n'ai un peu de surprise que lorsque dans le flamboiement des torches, la retraite militaire vient à passer elle joue Sambre et Meuse, mais ce n'est pas tout à fait notre rythme elle défile au pas, mais ce n'est pas tout à fait notre cadence. Est ce que ces musiciens sont des Français ou bien ne seraient-ce pas par hasard ; des Allemands ? Oui, la musique de la légion est pour les trois quarts formées de Germains mais la musique seulement. Car il me faut tout de suite, par quelques chiffres, balayer la légende de la légion étrangère devant son existence aux seuls soldats d'outre-Rhin. « Cette troupe se compose pour la plus grande part de déserteurs allemands », déclarait la Gazette de l'Allemagne du Nord. « Le fait qu'il y a cinq mille Allemands à la légion justifie notre droit d'intervention », écrivait encore le 21 septembre dernier la vieille Gazette de Francfort. Erreur, nobles gazettes, erreur Il n'y a pas cinq mille Allemands à la légion, il n'y en a pas quatre mille, ni trois mille, ni même deux mille. Voici le tableau officiel, à la date, du 1er août dernier, des diverses nationalités auxquelles appartiennent les 5.390 hommes du 1er régiment étranger, en garnison à Sidi-bel-Abbès :

* 1er Régiment Etranger Situation au mois août 1913 : sur 5390 hommes, 870 allemands.

A quelques unités près, les chiffres du 2ème Régiment à Saïda sont identiques, car le bureau de recrutement d'Oran veille avec un soin rigoureux à ce que les effectifs et les proportions restent les mêmes dans les deux corps. Donc il y a aujourd'hui sur 11.000 légionnaires moins de 1.800 Allemands. Et puisque je viens de vous donner une première statistique, laissez-m'en vite vous en donner une seconde.Non journaux pangermanistes, on ne va pas racoler jusqu'au fond de vos campagnes poméraniennes des soldats pour la légion. Pour la bonne raison qu'on n'accepte pas ou qu'on ne garde pas tous ceux qui se présentent librement et de leur plein gré.

                                                                                                      

La caractéristique de l'enfer est que généralement, lorsqu'on vous en ouvre les portes, on se hâte d'en sortir. Maintenant je suis attablé au fond d'une guinguette avec un groupe de légionnaires de nationalité allemande. Ils appartiennent tous à la 10° compagnie (3e bataillon) et, de bonne grâce, me donnent tous leurs nom, matricule, âge, états de service. Deux d'entre eux parlent fort correctement le français l'un a déserté au bout de trois mois de service à Wesel, petite ville de la Prusse rhénane, sur la frontière hollandaise l'autre a tait ses deux ans dans les grenadiers de la garde, puis est venu à la légion il en est à sa quatorzième année de service et à son deuxième rengagement. Je demande à celui qui a déserté pourquoi il est parti de là-bas. Parce que j'étais à bout de forces et ne pouvais plus supporter les mauvais traitements qu'on me faisait subir.

Il en énumère la gamme douloureuse effets barbouillés d'encre, cuirs lacérés, lit inondé d'ordures, nourriture saupoudrée de saletés. Mais qui faisait cela ? Les officiers ? Les sous-officiers ? Non, les anciens. Enfin, un matin, en descendant à. l'exercice, comme on inspectait les armes on, trouva des débris de saucisses dans le canon de son fusil. Il eut huit jours de prison. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. La prison finie, il déserta et passa en Hollande. Le 8 décembre 1912, il se présentait au bureau de la place de Mézières et y signait un engagement de cinq ans à la légion étrangère. Le 21 décembre, il arrivait à Sidi-bel-Abbès. Et ici, vous a-t-on jamais maltraité, frappé, molesté ? Jamais. Avez-vous été puni ? Oui, j'ai eu quinze jours de prison pour une absence illégale. J'ai quitté la caserne et couché pendant deux nuits dans les champs de vigne. On m'a rattrapé et ramené ici. Pourquoi vous étiez-vous enfui ? Vous étiez donc malheureux ? Non, mais j'avais le cafard. Cela a été dit en excellent français et je ne comprends pas. Mais l'ancien m'explique. Tout le monde à la légion à un jour, à une heure, a le cafard. Et quand on a le cafard, on le manifeste en allant faire une promenade du côté de Trembles ou de l'oued Imbert.

Lui aussi a eu deux fois le cafard.  On n'est pas un bon légionnaire quand on n'a pas le cafard. Et les camarades vous méprisent si on n'a pas au moins une fois été tirer sa bordée. Quinze jours de prison, c'est le tarif du cafard. L'absence illégale se complique parfois d'une vente d'effets militaires alors c'est le conseil de guerre. Mais la première fois les officiers vous appliquent toujours la loi Bérenger.

Ces «bourreaux» se conduisent comme de vulgaires bons juges. Je demande encore : qu'est-ce qui vous a le plus surpris ici ? Tenez, regardez vous-même, c'est ceci. Et du doigt il me montre par la porte des légionnaires qui passent sur le trottoir à côté d'adjudants, d'officiers supérieurs en uniforme, sans avoir à faire le salut militaire. On se côtoie familièrement les uns les autres. Il n'y a ni gêne, ni raideur. Cela nous ne le verrions pas en Allemagne. Je demande toujours : vous nourrit-on bien ? Admirablement ! Ce soir, nous avions du potage semoule, du ragoût de mouton et des nouilles avec des tomates. C'est très exact. J'ai eu soin d'ailleurs de me faire donner les menus pour toute la semaine où j'étais à Sidi-bel-Abbès et je les recopie textuellement, tenant les originaux signés de la main même du, major à la disposition de ceux qui désireraient en prendre connaissance.

II/ La matière première

La matière première qui sert à bâtir cet édifice extraordinaire que l’on nomme Légion étrangère est l'amalgame étrange de tout ce qu'il y a dans la vie d'audace et de défaillance, d'aventure et de souffrance, d'épaves et de racines. On y rencontre toutes les races, toutes les langues, toutes les castes, des professeurs de l'université, des casseurs de cailloux, des princes du sang, des prêtres défroqués, des prix du Conservatoire, j'ai à Sidi-bel-Abbès dans une chambrée de douze hommes d'ailleurs presque exclusivement composée de Français relevé les anciennes professions que voici : 1 avocat à la cour, 1 employé des PTT, 1 redacteur aux débats, 1 négociant en vins, 1 agent voyageur,1 commis voyageur, 1 employé des messagerie fluviales de cochinchine, 1 gendarme, 1 cheminot, 2 employés de commerce, 1 lieutenant des trains d’équipage.

Si j'ai pu arriver à reconstituer leur ancienne individualité, c'est que quelques uns ont bien voulu soulever pour un coin du voile qui masquait leur passé, c'est que les autres n'ont jamais fait mystère de leur profession d'antan. Car il y.a une chose mystérieuse à la légion c'est le passé. Il demeure sacré pour l'officier comme pour le soldat, pour l'indifférent comme pour l'ami. Chaque mercredi, vers 5 heures, on fvoit arriver dans la cour du quartier de Sidi-bel-Abbès un petit détachement d'hommes ce sont les bleus, les recrues, envoyés par le bureau d'Oran. Dès qu'ils sont habillés, le capitaine commandant la 26° compagnie d'instruction où tous sont d'abord versés, les rassemble et les interroge mais c'est un interrogatoire purement officiel. Votre nom ? Votre âge, de quel pays êtes-vous ?. Avez-vous déjà servi ? Puis, quand l'interrogatoire est terminé il ajoute si quelqu'un désire me parler en particulier, qu'il sorte des rangs. Souvent des hommes s'avancent et là dans l'oreille de l'officier, ils épanchent un peu de leur âme, ils versent quelque secret trop lourd. Et il n'y a pas d'exemple que ce secret ait jamais été violé il reste immuablement enferemer dans la conscience du confesseur. L'homme qui arrive à la légion met en quelque sorte un mur entre lui et son passé. Nul au monde n'a le droit de franchir ce mur. Les règlements portent en termes exprès qu'il n'y a que deux cas où l'identité d'un légionnaire devra être établie c'est lorsque l'ordre public l'exige parce qu'il s'agit d'un homme recherché par la justice française et lorsque l'intéressé le demande formellement hors de là, c'est le tombeau de l'oubli aucune intercession, aucune influence ne peut en soulever la pierre.

Les familles mêmes qui écrivent qui supplient qu'on recherche un fils qu'on donne des nouvelles d'un frère ne reçoivent de réponse favorable que si le fils le frère en donnent l'autorisation par écrit.

Mais, malgré le secret farouchement gardé, que d'existences singulières qui se sont révélées d'elles mêmes, que de types étranges sortis de l'ombre. Il y a ce Debièvre le phénomène actuel du 1er Etranger, qui sur son livret, la case où il est écrit :  parents que l’on devra prévenir en cas de décés a fait mettre cette inscription Mgr Amelte, cardinal archevêque de Paris. Debièvre fut prêtre jadis et il s'en souvient parfois encore. Un matin, au réveil, il disparaît. On le cherche partout. On finit par trouver dans une chapelle un enfant de choeur à longue moustache qui sert dévotement la messe et passé les burettes à l'officiant c'est Debièvre. Un soir, après engagement, le chef de bataillon fait amener et réunir cinq corps qu'on a perdus dans la journée sous les balles ennemies. Il fait creuser cinq fosses et ordonne qu'on porte les armes. Mais un légionnaire brusquement sort des rangs, s'avance vers les cadavres se découvre et d'une voix grave entonne le De Profundis c'est Debièvre.

Il y a ce Baslen, Allemand, actuellement au bastion 86 à Paris, qui déserte l'armée allemande, vient s'engager à la légion y fait cinq ans retourne en Allemagne prendre du service mais s'y trouve tellement malheureux qu'il déserte une deuxième fois revient à la légion et y reste dix ans ! Que voulez-vous dit-il en matière d'explication, quand on a servi dans l'armée française, on ne peut plus servir ailleurs.

Il y a ce Decocatrix, Italien, qui touche une rente de un franc par jour qui lui est faite par la délégation spéciale du pape Pie X et que lui verse régulièrement le clergé de Bel-Abbès.

Il y a ce Rosa qui à la suite d'une jeunesse orageuse doit aller aux bataillons d'Afrique. Il s'y conduit de telle façon qu'il y gagne la médaille militaire puis un jour le « cafard le prend il déserte et vient s'engager à la légion il s'y comporte de telle manière qu'il y gagne une deuxième fois la médaille militaire. Le voilà décoré deux fois sous deux noms différents de la même médaille.

Il y a ce légionnaire de deuxième classe qui passe son examen pour être nommé caporal. Le hasard veut qu'un général de brigade y assiste et soit frappé de l'aisance avec laquelle le futur caporal fait manoeuvrer son escouade de l'autorité et de la sûreté avec laquelle il commande ses camarades. Il l'appelle, dites-moi vous avez certainement déjà servi et commandé dans l'armée.

Oui, mon général.

Vous étiez peut-être caporal en  France ?

Plus, mon général. Sergent ?

Plus, mon général.

Adjudant ?

Plus, mon général.

Officier alors ? Lieutenant, peut être ?

Plus, mon général j'étais capitaine le général n'insista pas. Mais l'ancien capitaine fut nommé caporal.

Il y a ce Guignard, amputé de la jambe droite à la suite du combat de Maridja, le 9 mai 1912, qui porte une jambe articulée et attend toujours que les bureaux de la rue Saint-Dominique veuillent bien lui liquider sa pension de retraite. Pourquoi faut-il qu'en attendant, Guignard boive plus que de raison ? Il est rentré un soir tellement saoul qu'on dut l'envoyer coucher au poste mais dans sa saoulerie l'héroïque ivrogne gardait la fierté de sa glorieuse mutilation. Je veux bien clamait-il aller à la boîte  mais je ne veux pas que ma jambe y aille. On la lui garda dehors jusqu'au lendemain avec une vigilance qui n'était pas exempte de respect.

II y a ce prince portugais qui est aujourd'hui caporal d'écurie il y a ce premier prix du Conservatoire qui est chef de musique il y a ce professeur de l'Université allemande, condamné en Allemagne pour lèse majesté qui est interpréte au conseil de guerre. Il y a aussi cet ancien évêque que Mr Paul Doumer vit un jour monter la faction près de lui quand il était gouverneur général de l'Indochine, et il y a ce prince du sang que le général Bruneau vit mourir à l'hôpital de Géryville en disant prenez mon portefeuille sous mon traversin vous y trouverez des papiers établissant que je suis un Hohenzomern, cousin de l'empereur d'Allemagne. Tous nobles ou gueux mercenaires ou déserteurs Français ou étrangers enfants qui demandaient l'oubli ou ruffians qui réclamaient le pardon tous vous entendez bien sont de la trame dont on fait les héros. Et depuis quatre vingts ans ils n'ont pas un jour pas une heure fait faillite à leur drapeau quand on le déployait sur le champ de bataille.

Oui, c'est leur drapeau, et ce n'est pas le nôtre car sur ses plis de soie il y a les deux mots : VALEUR ET DISCIPLINE il n'y a pas nos mots à nous HONNEUR ET PATRIE. Mais leur valeur est française si leur âme ne l'est pas  et leur discipline les mène à la mort au premier signe de leurs chefs. Témoin en 1837 ce combat atroce et magnifique de Barbastro où la Légion étrangère de France prêtée par le roi Louis-Philippe à la reine Isabelle II d'Espagne se heurta dans les plaines de l'Aragon à une autre légion Etrangère recrutée par les carlistes.

Ce fut le plus horrible et le plus tragique des spectacles. Quand les hommes des deux légions en vinrent aux mains ils se reconnurent ils s'appelèrent par leur nom dans leur langue ils se demandèrent des nouvelles de leur pays quelques-uns se tendirent les bras.

Puis, froidement ils se fusillèrent à bout portant, ils s'entre-tuèrent chacun restant fidèle à son drapeau, chacun dans le duel épouvantable suivant jusqu'au bout son chef. Le soir venu une mer de cadavres recouvrait les vallons rougeàtres de Barbastro.

Ceux qui, dans la mort, se tenaient le plus étroitement enlacées étaient ceux qui s'étaient le plus impitoyablement égorgés ceux qui gisaient le plus fraternellement côte à côte étaient ceux qui s'étaient le plus farouchement frappés. Mais l'honneur leur honneur de légionnaires était sauf et s'ils avaient versé le sang d'amis de frères de concitoyens mais ils avaient loyalement donné le leur pour tenir jusqu'au bout la parole qu'ils avaient librement engagée.

III/ Les Officiers:

La salle de lecture et de correspondance des légionnaires au 2° régiment étranper à Saïda

Un jour comme j'arrivais dans un poste perdu du Maroc où des hommes en bourgeron et en képi rouge  travaillaient la terre sous un rude soleil, deux tirailleurs algériens de notre escorte se précipitèrent sur ma valise. Nous garder tes bagages me dirent-ils car ça être ici plus dangereux que les brigands marocains ça être les joyoux. C'étaient en effet des « joyeux ». C'étaient quelques lamentables spécimens de toute cette lie que chaque année nous sommes obligés d'envoyer en Afrique pour qu'elle ne souille pas nos régiments de France, apaches, souteneurs, voleurs, princes de la cambriole, futurs habitants de Guyane qui, avant même d'avoir tiré au sort, ont tous déjà été condamnés par les tribunaux. Et comme je montrais ces faces blêmes au chef de bataillon qui m'accompagnait en lui disant mais comment peut-il se trouver des officiers français pour accepter de commander à de pareils individus ? On doit  Ies désigner d’office. Détrompez-vous me répondit mon compagnon de voyage. Ce sont les officiers les plus chic de l'armée qui demandent à être envoyés aux « Bat d'Af », précisément parce que la tâche y est plus rude qu'ailleurs, précisément parce qu'elle y comporte.plus de dangers. On ne saurait comparer la légion étrangère, composée pour les neuf dixièmes de natures ardentes, aventureuses, mais droits et braves, avec le ramassis de chenapans qui forment les bataillons d'Afrique. Cependant, ce qui est vrai des officiers des uns est vrai pour les officiers des autres. Et l'on peut dire que dans les deux régiments de Bel-Abbès et de Saïda, c'est l'élite de nos chefs, c'est la crème de notre état-major qui, a tenu à honneur d'y venir commander. Je voudrais que vous parcouriez les tableaux de marbre des salles d'honneur où sont inscrits en lettres d'or les noms des colonels vous y verriez les noms de Saussier, de Négrier, de Bruneau, de Villebois-Marèuil, de Grisot de Branlière, de Brulard, de Girardot. Je voudrais que vous feuilletiez l'annuaire dont celui de guerre: vous y verriez qu'aujourd'hui même, parmi les chefs directes de la Légion étrangère, on: compte 8 brevetés d'état-major, et vous.y verriez que sur 215 officiers il y en a 92 décorés de Ia Légion d'honneur la plus forte proportion dont puissent s'enorgueillir deux, régiments !

Et c'est pourquoi lorsqu'on vient jeter à la face de la Légion étrangère des accusations de mauvais traitements, on taxe par là même tous les grands chefs d'hier et tous ceux de demain, toutes les belles figures et toutes les grandes silhouettes de l'armée française, de cruauté, d'inhumanité, de férocité.

Si on affame les légionnaires, si on les torture, alors, affameurs Saussier et Négrier alors, tortionnaires Brulard à qui on a donné un haut commandement au Maroc. Branlière, qui est un de nos plus jeunes brigadiers alors, garde chiourme Girardot, dont un ministre de la guerre avait fait son directeur de cabinet. Il faut choisir et être pour ou contre ces officiers.

Pour moi, qui viens de vivre deux semaines avec eux, mon choix est fait et j'affirme très haut:  "mettant qui que ce soit au défi de m'opposer un démenti, que les officiers, tous les offlciers des deux régiments étrangers sont parmi les chefs les meilleurs, les plus humains, les plus justes j'affirme qu'il n'y en a pas un d'entre eux qui ne traite ses hommes comme on les traite dans tout le reste de l'armée en France. Ou plutôt non, il y a, une différence il y a ici en Afrique plus de camaraderie et plus de familiarité parce qu'il y a plus de dangers partagés, parce qu'il y a plus de privations et de souffrances en commun. A la légion étrangère pas un officier qui ne tutoie ses légionnaires, pas un légionnaire qui ne réponde librement à son officier. On exige l'obéissance plus que le respect, et on obtient le dévouement qui vaut mieux que la servilité. Vous vous souvenez, commandant Drouin de cette nuit où vous commandiez le poste de Safsafat et où on entendit soudain à la lisière du camp éclater des coups de feu. Vous sautâtes au bas de votre lit et vous vous mites à interroger le factionnaire. II vous répondit puis voyant que vous continuiez à rester là alors qu'il ne se passait plus rien, mon commandant vous dit-il qu'est-ce que vous foutez là ? Allez donc vous coucher ! Et vous, commandant Burel qui puis trente-cinq ans faites partie de la Légion et y avez gagné tous vos grades est-ce que dernièrement vous n'avez pas reçu une lettre d'un de vos anciens soldats qui vous disait : "Mon commandant, vous m'avez assez « bouclé » pour me devoir une compensation je vous en prie, donnez moi votre photographie".

Et vous, commandant Maury vous n'avez pas oublié la mort à Talzaza de ce pauvre petit Italien Guy, dont l'agonie dura vingt-quatre heures et qui comme vous lui apportiez à boire vous supplia: " mon commandant avant de mourir laissez-moi vous baiser la main".

Et vous,, commandant Bourdieu, aujourd'hui en garnison à Laon, qui n'hésitiez pas autrefois à acheter, de votre poche, des fruits à vos légionnaires savez-vous le titre affectueux que vos hommes vous avaient donné ? La lettre que m'adresse un de vos anciens soldats, l'Allemand August Schrack, aujourd'hui domicilié 3, rue Burel, au Puy (Haute-Loire), va vous le dire : Vicie' besitzen hcute noèh ein Bild von der 13° Kompagnie, aus Aïn-Sefra, welcher Kapt. Bourdieu seinen Soldaten schenkte, und denken gern noch an den Vatér dér Kompagnie, wie er qenannt wurde. Oit kaufte er séinen Soldaten Weintrauben, Granaten, Orangen. Ich glaube wir waren aile, auszer einigen schlechten Soldaten fur denselben durchs Feuer gegangen.

(Beaucoup conservent encore aujourd'hui une photographie de la 13° compagnie d'Ain-Sefra que le capitaine Bourdieu a envoyée à ses soldats et ils aiment à penser au père de la compagnie, comme on l'appelait. Souvent il achetait à ses soldats des raisins, des grenades, des oranges. Je crois que tous, à part quelques mauvais soldats, nous serions passés pour lui à travers le feu.).

Et vous, capitaine Cornice, qui dans vos états de service avez cette note :  « conduit sa compagnie au feu en prenant le. pas cadencé comme à l’exercice », vous vous rappelez peut-être qu'au moment où à votre allure de parade, vous vous avanciez sous les balles marocaines un de vos légionnaires vous cria mais, nom de Dieu mon capitaine, vous ne voyez donc pas qu'ils vous tirent sur la gueule. A quoi vous répondîtes eh bougre d'idiot ils ne tirent pas plus sur la mienne que sur la tienne. Et pourtant ces hommes qui échappent aux règles d'une discipline trop étroite, ces hommes chez lesquels on a exclu tout ce qui ressemble à la parade ces hommes pour lesquels on a supprimé tous les exercices d'apparat, ces hommes auxquels on permet de ne pas porter le sac pour aller à l'exercice quotidien, ces hommes qu'on va jusqu'à dispenser, au camp et en.garnison, du salut militaire, ces hommes pratiquent parfois le cérémonial le plus rigoureux. Je me souviendrai toujours pour ma part de cette soirée passée au camp de Taourirt, parmi des légionnaires. J'étais monté en haut sur le bordj d'où l'on domine la ville, le camp, le fleuve et la plaine, et je regardais toute cette fourmilière vaquer à ses affaires.

J'écoutais les rumeurs lointaines où perçait la voix criarde des kaouedjis. Je contemplais les longues caravanes marocaines suivant les pistes poudreuses du bled. Soudain la demie de six heures du soir sonna et, un clairon lança son appel, tandis qu'un homme s'avançait vers le grand mât où flottait le pavillon tricolore. C'était l'instant où on amenait le drapeau comme par enchantement, un silence solennel régna sur toute la plaine tout en bas les Tîaouedjis s'étaient tus, les caravanes mêmes s'étaient arrêtées, et les légionnaires tous'les légionnaires raides comme des automates, figés comme des statues, la main haut levée vers le front, la tête droite, regardaient descendre lentement le grand drapeau, dont un des plis, frôlant la terre jaune, y mit je ne sais quelle tache rouge, rendue plus rouge encore par le flamboiement du soleil qui mourait à l’horizon."

IV/ Le mensonge:

Et maintenant qu'enlevant la boue dont on voulait les salir, je vous ai tracé quelques silhouettes de légionnaires et d'officiers, il me faut bien revenir à ce ramassis de mensonges et le prendre au corps. Des Allemands disent : On prend des enfants à la légion et une fois qu'on leur a arraché leur signature, on les garde de force. C'est faux on ne prend pas à la légion de jeunes gens ayant moins de dix-huit ans c'est la seule et unique condition, mais c'est la condition absolue. Chaque fois que trompant les bureaux de recrutement et trompant les majors, des jeunes gens n'ayant pas dix-huit ans accomplis se sont engagés dans un régiment de la légion étrangère et que soit eux soit leurs parents ont fait la preuve de la supercherie l’engagement été résilié sur l'heure et les régiment les ont rendus à leur famille.

Des Allemands disent encore: "on vient racoler jusque dans nos garnisons des soldats pour la légion étrangère. On organise jusque dans nos campagnes des agences de recrutement pour la légion étrangère".

C'est faux: Il n'y a pas d'agence de recrutement pour la légion étrangère, il n'y a pas de racoleurs.

Les consuls de France en Allemagne, chez lesquels toutes les semaines se présentent des soldats ou des civils allemands (il s'en est présenté plus de cinquante cette année chez M. Tondeur-Scheffler, consul de France à Breslau) éconduisent impitoyablement les solliciteurs et poussent la correction jusqu'à refuser de leur donner des renseignements officiels. La preuve éclatante du mensonge est d'ailleurs fournie par la police allemande cette police impitoyable qui arrête sur l’heure le malheureux touriste photographiant un pont du Rhin ou l'officier français venant embrasser de nuit ses parents en Alsace qui n'a jusqu'ici jamais pu arrêter un seul des prétendus racoleurs, qui n'a jamais pu fournir le signalement d'un seul d'entre eux. Des Allemands disent aussi on maltraite on affame, on punit cruellement les soldats à la légion étrangère. C'est faux Il n'y a pas dans les deux régiments de la légion, d'autres puniàtions que dans les régiments de France, savoir consigne, salle de police, prison, cellule et section de discipline pour les incorrigibles. J'ai visité les prisonniers à Sidi-bel-Abbès j'ai pu constater qu'ils étaient paisiblement assis sous l’ombre de grands arbres, faisant exactement les mêmes corvées ou les mêmes exercices que les soldats punis de prison en France. J'ai aussi visité, le 23 septembre, la section de discipline de Taourirt j'ai pu constater que les hommes avaient pour leur repas du soir de la soupe, du boeuf en daube, des pommes de terre frites et de la salade, c'est à dire exactement la même chose que leurs camarades non disciplinaires. D'ailleurs, sait-on combien, sur les 5.390 légionnaires du 1" étranger, il y a d'hommes internés aux sections de discipline ? 159 exactement, et sur ces 159 disciplinaires (cela fait d'ailleurs l'éloge de leur conduite) il n'y a pas un seul Allemand.  Des Allemands disent enfin Il y a des châtiments corporels à la légion étrangère. Il y a le silo, la crapaudine, la torture dans le sable et sous le soleil. C'est faux c’est abominablement faux il n'y a pas de châtiments corporels à la légion et il n'y en a jamais eu. J’ai interrogé plus de cent légionnaires de tous pays, de tout âge, de tout grade. Iis ont ri ou se sont étonnés. J'ai posé la question aux trois chefs de bataillon du1e étranger, MM. les commandants Burel, Thevenet et Drouin. Nous sommes des soldats, m'ont-ils répondu avec indignation, nous ne sommes pas des bourreaux. Quand on ment mieux vaut se tenir dans les généralités on risque en abordant les cas particuliers, qu'on vous fasse trop aisément rentrer le mensonge dans la gorge. C'est ce qui est arrivé aux Allemands chaque fois que cessant de parler de la légion ils ont voulu en détail s'occuper des légionnaires.

Il y a eu l’affaire Troemel. Troemel est ce bourgmestre d'TJsedom, engagé à la légion en. avril dernier, qui, selon le Lokal Anzeiger, aurait été une victime des racoleurs Troemel s'est contenté, en réponse, d'écrire de sa propre main, le billet suivant :

Dont l'original est en notre possession entré dans la Iégion étrangère à Saïda, je déclare qu'il me plaît très bien d’être ici, et  pour cela je ne veux pas retourner en l'Allemagne. Je veux tout volontairement rester dans la légion.Troeme alias Tunze, N° M 13617. Et il y a huit jours, Troemel, qui est en traitement à l'hôpital d'Oran, répétait à notre confrère, M. Gross, de l'Echo d’Oran quoi qu'il advienne, je ne retournerai pas à l'Allemagne (sic). Si on me libère, j'irai vivre en France, où je veux me faire naturaliser

II y a l'affaire Max Simon. Max Simon est ce légionnaire dont les journaux allemands publiaient, le 17 août dernier, la navrante lettre que voici :  « Chers parents je vous demande mille pardons de ce que à quatre reprises différentes j'ai essayé de m'évader de la Légion étrangère où je m'étais réfugié sans que vous le sachiez.  Demain matin à sept heures et demie j'aurai fermé les yeux pour toujours. car je suis condamné à étre fusillé par mes propres compatriotes. Je vous envoie ma dernière salutation. Votre fils ingrat, MAX. Une enquête était aussitôt ouverte malheureusement pour les professionnels du mensonge, elle établissait sur l'heure que jamais Max Simon n'avait tenté de s'évader, et que jamais, par conséquent, il n'avait été question de le fusiller. Interrogé par le chef de bataillon Thévenet, sur les mobiles qui avaient pu le pousser à écrire pareille lettre, Max Simon se contenta de répondre inlassablement « Ich laabe das nicht geschrieben“ (Je n'ai pas écrit cela.).

Il y a l'affaire Hans Muller. Hans Muller, selon le Mercure de Sonate et la Morgenpost était un malheureux enfant allemand de 17 ans que le colonel Pierron aurait fait fusiller à Oudjda pour une absence illégale de trois jours et demi, malgré l'ordre de grâce envoyé par le président de la République.

La compagne de Hans Muller aurait été tellement indignée de cet acte de cruauté qu'elle se serait révoltée. Nous avons alors rétabli la vérité. Hans Muller n'avait pas dix-sept ans, il avait vingt ans et demi il n'était pas Allemand mais selon les papiers qu'il avait produits, était né à Zurich il n'avait pas été fusillé pour une absence illégale de trois jours et demi, mais bien pour avoir abandonné son poste en présence de l'ennemi il n'avait même pas rédigé un recours en grâce auprès du chef de l’Etat.

Mais tout cela n'est encore rien à côté de ce que mon enquête vient de m'apprendre. Hans Muller, en effet, n'était même pas Suisse il était Français. Ses parents habitent à Levallois-Perret. Ils s'appellent... Le nom tremble au bout de ma plume je ne l'écrirai pas par pitié pour des vivants qui ne sauraient être tenus responsables du mort. Mais ils ont reçu une lettre de leur fils, lettre écrite la veille de l'exécution et qui disait : « Je sais que demain je vais être fusillé, c’est justice. J'ai mérité mon châtiments. Je vous demande pardon. Oubliez-moi ». L'original de la lettre a été conservé par le commandant du 1er Etranger et une copie en a été envoyée aux parents ainsi qu'au ministre de la guerre. Est-ce que le Mercure de Souabe et la Morgenpost, pratiquant la plus vulgaire des honnêtetés, diront un jour cela à leurs lecteurs ?

J’ai fini.

Il n'y a pour un journaliste qu'une chose qui vaille d'être passionnément cherchée et servie c'est la Vérité. Si au cours de mon enquête africaine j'avais recueilli une confirmation quelconque des accusations portées contre la légion étrangère je l'aurais loyalement reproduite quelque chagrin ou quelque colère que j'aie pu en éprouver au fond du coeur. Mais je n'ai rien vu rien trouvé rien exhumé qui ne fût à l'honneur de nos officiers de nos soldats de notre drapeau.

Je n'ai pas la prétention que ces lignes fassent taire les menteurs, ni qu'elles arrêtent la campagne allemande de falsifications et d'outrages mais j'ai pensé qu'elles éclaireraient peut-être les Français, dont le jugement finirait par s'obscurcir sous l'amas de mensonges et d'injures. J'ai pensé surtout qu'elles contribueraient à nous enraciner dans la volonté inflexible de ne pas tolérer un instant qu'il y ait de chancellerie à chancellerie, des discussions internationales sur la légion étrangère, qu'il y ait à la Haye ou ailleurs une, question internationale de la légion étrangère.

La France ne fait là-bas à la claire et belle lumière du soleil d'Afrique, rien qui ne soit digne de son passé de sa grandeur morale, de sa tradition civilisatrice.

Elle ne doit des compte des actes accomplis sur son sol dans sa souveraineté nationale qu'à elle-même. Le jour où elle accepterait d'en rendre compte à d'autres, elle tomberait au rang d'une nation dont la vie ne vaudrait pas d'être vécue.. Laissons donc aboyer les chiens et continuons de regarder passer la caravane glorieuse de la légion étrangère ».

2 octobre 1913.

Stéphane Lauzanne