Chaque année en cette période, j'ai une pensée fraternelle pour un camarade qui me laisse, encore aujourd'hui, un incompréhensible sentiment de frustration; tous les ans, ma mémoire repasse inlassablement le film de notre rencontre insolite.

 

Je me souviens..."Du haut de la citadelle "Montlaur" à Bonifacio, pendant les mois de "mon instruction"; Je regardais nostalgique le ciel qui s’empourprait des couleurs de feu d’un soleil moribond qui ne tarda pas à disparaître derrière l’horizon.

Alexandre, jeune légionnaire d’origine haïtienne de Port au Prince, venait de me rejoindre à ma grande surprise. Ce jeune homme ne parlait jamais à personne, il n’avait aucun contact avec les autres; solitaire, il cherchait  l’isolement en affichant ostensiblement la particularité de paraître toujours absent, ailleurs, triste.

Envahi par un trop plein de silence, Alexandre avait besoin de parler à quelqu’un et je sentais bien dans son attitude qu’il lui fallait se confier à quelqu'un. Prétentieusement je pensais qu’il voyait en moi un soutien,  mais en fait, il avait seulement besoin d'une "oreille attentive"... Il me suffisait de me taire pour qu’il parle.

Sans attendre, Alexandre prit la parole: "fais-tu des cauchemars la nuit et as-tu des colères soudaines?". Vois-tu me dit-il: “On ne se cache jamais assez, il fallait que je parte de mon ailleurs pour un pays où personne ne puisse connaître mon histoire. Alors, seulement et à cette condition, je pensais pouvoir me sentir enfin libre. J'étais asphyxié, il me fallait apprendre à chasser mes "démons". quand j'étais au plus mal dans mon personnage, on disait de moi, que j’étais bavard comme une pie que je racontais des histoires, j’adressais la parole à des inconnus dans la rue. Qui aurait pu penser que je parlais pour me taire ? Les mots que je disais servaient à cacher ceux qu’il me fallait ne pas dire. Certes, petit à petit, mes souvenirs s’éclairaient , mais ce travail de mémoire, de narration intime agrémentait ma mémoire pour oublier l’insupportable. J'étais trop devenu une petite chose insignifiante bousculée par le destin, aujourd’hui, je veux devenir l’auteur de ce que je raconte, en devenir le héros, ne plus subir et surtout ne plus être cette acteur involontaire d’un scénario imposé ”.

Pendant qu’il me parlait, j’imaginais le murmure de ses fantômes. Qui était-il donc pour souffrir ainsi, qu’avait donc été sa jeune existence jusqu’à son engagement dans cette Légion si lointaine pour lui ? Je ressentais une certaine pitié, la   politesse curieuse que j'affichais faisait place à un trouble envahissant qu'alimentait, à souhait, le mystère de ses propos. Je tentais maladroitement de lui faire la conversation: “quand nos fantômes font écho avec ce que nous racontons”, lui dis-je, “ ils provoquent souvent un  mal-être  envahissant qui nous empêche tout simplement de vivre”. Je ne savais  comment je pouvais lui venir en aide, il ne pouvait prendre conscience qu’il me contrariait et que je me sentais frustré, tant j’avais de questions à lui poser. Curieusement, pourtant, sans savoir pourquoi, je restais muet, incapable d'émettre un son; je sentais bien, au fond de moi-même, que son histoire était impossible à partager.

Cette relation de sobre camaraderie perdura, nous étions devenus amis, mais après l'nstruction, je n’ai jamais éprouvé réellement le besoin de le revoir, la vie nous sépara. C'est seulement, quelques années plus tard, je le retrouvais à nouveau "bavard comme une pie". Il racontait des histoires,  s’adressait à des inconnus dans la rue, j'étais le seul à savoir qu'il parlait pour se taire…

Le hasard des affectations nous sépara à nouveau.

Bien plus tard, un jour de fin décembre qui ressemblait aux autres jours, j'appris que mon ami s'était donné la mort avec son arme de service, lors d'une garde qu'il effectuait près du pont de Holl Holl à Djibouti...

A quel moment n'ai-je pas été là pour toi, mon pauvre ami ? Comment comprendre ton appel de détresse invisible ? Les événements qui marquent une vie apportent de lourds messages, c'est souvent ce genre de  leçon qui justifie que certaines décisions paraissent incompréhensibles et pourtant: "l'essentiel n'est-il pas invisible pour les yeux?"...

CM