Je tiens à vous faire partager mes lectures et en particulier un texte de Juvénal (en latin Decimus Iunius Iuvenalis), poète satirique romain de la fin du Ier siècle et du début du IIe siècle. Il est l'auteur de seize œuvres poétiques rassemblées dans un livre unique et composées entre 90 et 127, les Satires.

Ses écrits sur la "grande vieillesse" laissent rêveur... et sont toujours d'actualité !

MC

« Prolonge ma vie, ô Jupiter; accorde-moi beaucoup d’années! » Tel est le voeu, l’unique voeu que tu formes, en pleine santé ou pâli par la maladie. Mais à quelle suite de maux — et quels maux — une longue vieillesse n’est-elle pas assujettie ! C’est en premier lieu ce visage déformé, hideux, méconnaissable ; au lieu de peau, ce vilain cuir, ces joues pendantes, ces rides pareilles à celles que gratte une mère guenon autour de sa vieille bouche dans les forêts ombreuses de Thabraca [Sur la Côte de la Numidie proconsulaire, à l’Est d’Hippo Regius (Bône)]. Les jeunes gens offrent mille aspects différents ; un tel est plus beau que cet autre, un tel que cet autre encore ; celui-ci est bien plus robuste que celui-là. Les vieillards, eux, sont tous pareils ; leur voix tremble, et leurs mem­bres aussi; plus de cheveux sur leur crâne poli; leur nez est humide comme celui des petits enfants. Pour broyer son pain, le pauvre vieux n’a que des gencives sans dents. Il est tellement à charge à sa femme, à ses enfants, à lui-même qu’il dégoûterait un Cossus, le captateur de testaments! Son palais engourdi ne lui permet plus de savourer comme jadis le vin et les mets. Quant à l’amour, il y a beau temps qu’il l’a oublié. Ne l’entreprenez pas sur cet article : ses sens débiles restent flaccides, avec leur varicocèle [Dilatation variqueuse des veines du cordon spermatique (aboutissant à un boursouflement du scrotum), ou des veines ovariennes], et toute une nuit de caresses ne leur rendrait pas leur vitalité. Le moyen d’espérer quelque chose de ces organes souffreteux et archaïques? Au surplus, un vieux passionné qui veut le plaisir sans avoir la vigueur requise s’expose à de légitimes soupçons. — Et ce n’est pas là sa seule infirmité. Quel agrément recueille-t-il des accents du plus habile cithariste, de Séleucus lui-même, et de ces chanteurs qui étalent les scintillements de leur lacerne dorée ? Peu lui chaut la place où il s’asseoit dans le vaste théâtre, puisque c’est à peine s’il entend les cors et les trompettes. Il faut hurler pour qu’il perçoive le nom du visiteur que l’esclave lui annonce, ou l’heure qu’il lui indique. Son sang appauvri dans ses membres glacés ne se réchauffe plus que quand survient la fièvre, toutes les maladies viennent danser en rond autour de lui. Ne m’en demandez pas les noms : j’aurais plus tôt fait de dénombrer les amants d’Oppia, ou les malades que Thémison a assassinés en un seul automne, ou les associés, les pupilles dont Basile et Hirrus ont fait leurs dupes, ou les clients que Maura l’efflanquée épuise en  un seul jour, ou les élèves que déprave Hamillus; oui, je passerais plus vite en revue les villas que possède maintenant ce faquin sous le rasoir duquel crissait ma barbe épaisse, quand j’étais jeune! — Parmi les vieillards, l’un a mal à l’épaule, l’autre aux reins, l’autre à la cuisse. Celui-ci a perdu les deux yeux et envie les borgnes; il faut à celui-là que les doigts d’autrui portent la nourriture à ses lèvres pâlies. A la vue de son dîner, il ricane et il ouvre la bouche comme le petit d’une hirondelle vers qui vole sa mère à jeun, le bec plein de sa pâture. Misère pire encore que toutes les déchéances physiques : le vieillard n’a plus sa tête à lui; il ne se rappelle pas le nom de ses esclaves; il ne reconnaît ni le visage d’un ami avec lequel il a soupé la nuit passée, ni les enfants qu’il a engendrés, qu’il a élevés. Et en effet, par un testament abominable, il les déshérite et dispose de toute sa fortune en faveur de Phialé, tant a su l’appâter de son haleine cette fille qui, durant des années, s’est prostituée dans une cellule de bordel!

Admettons qu’il conserve la vigueur de ses facultés, il n’en devra pas moins conduire le deuil de ses enfants, contempler le bûcher d’une épouse aimée, d’un frère, l’urne cinéraire de ses soeurs. La rançon d’une longue vie, ce sont les pertes constamment renouvelées, les deuils continuels, et la vieillesse en vêtements noirs au milieu d’une éternelle tristesse. Le roi de Pylos, s’il en faut croire le grand Homère, donna l’exemple d’une vie presque aussi longue que celle de la corneille. C’était une chance, n’est-il pas vrai, que de bénéficier d’un si long ajournement de la mort, de compter ses années sur sa main droite, et de boire tant de fois le moût nouveau ? Eh bien, s’il vous plaît, écoutez-le un peu se plaindre de la loi du destin et que le fil de sa vie ait été si abondant, quand il voit flamber la barbe du vaillant Antiloque et qu’il demande aux amis qui l’entourent pourquoi il a vécu jusqu’à un tel moment, quel crime lui a mérité une si longue vie.»

 Juvénal, Satires,