Je me reporte à Djibouti, en plein pays Afar. Alors que nous marchions depuis plusieurs jours sur les pistes caillouteuses du parc national de la forêt du Day, dans les monts Goda (qui culminent à 1700 m), nous arrivâmes sur un plateau qui était le point final de notre parcours, le point de chute tout désigné pour y établir un bivouac, pendant quelques jours,  destiné à un repos indispensable.

L’endroit était déjà occupé par un groupement de “toukouls”, habitations fragiles démontables et transportables à dos de dromadaires, qui permettent aux nomades les déplacements rapides indispensables à la survie de leurs troupeaux paissant dans une région où l’herbe verte est rare.

Le plateau permettait  à plusieurs communautés de se côtoyer ; nous décidâmes de nous installer à l’écart, de manière à ne pas importuner nos futurs voisins.

Dès le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, accroupi à la limite de notre campement, un homme en « fouta » blanc*   attira  mon attention. Il ne faisait aucun doute qu’il souhaitait être reçu et je l’invitais à venir partager notre café.

L’homme se présenta dans un français de très bonne qualité et nous expliqua qu’il vivait là avec toute sa famille, où son troupeau pouvait paître suffisamment et ce plateau du Day représentait la phase finale de leur parcours saisonnier. Après de nombreux palabres et présentations, le vieil homme m’invita à venir rencontrer sa famille et c’est ainsi que j’entrais en contact avec ces nomades Afars pour lesquels, instinctivement, j’avais une réelle admiration et une légitime curiosité.

 

 

 

 

 

 

 

 

                                  

 

L’accueil fût timide; j’étais, en quelque sorte, un intrus qui inquiétait ces gens simples habitués à faire face à de multiples problèmes au quotidien  et se retrouver en contact avec ces hommes venus d’ailleurs semblait les préoccuper plus que de raison…

Après quelque temps où nous nous étudions mutuellement, l’atmosphère se relâcha… je regardais curieusement leurs habitations et les ustensiles qui leur permettaient de cuisiner avec presque rien, aucune place n’était accordée à l’art ou la culture, rien d'inutile que de l'essentiel.

Mon interlocuteur m’expliqua que la coutume, pour un jeune Afar, l’obligeait – entre autres exigences -  à prouver son courage. Pour eux, il était essentiel de pouvoir se défendre et les fusils Chassepot  modèle 1866 et  Gras  adopté en 1874,  sont très précieux ainsi que le poignard guerrier Afar/Danakil. Interrogé sur certaines traditions, l’homme s’enhardit à me confier:  “Voyez-vous, aujourd’hui encore, tout ce qui a trait à l’amour, au sexe, à la procréation, s’accompagne inévitablement de mutilations et d’effusions de sang”.

 

Je réalisai que la forêt amazonienne me fit découvrir les réducteurs de tête ; ici, s’imposait  à mon imagination le pays des coupeurs de testicules…

L’Okal** me fit découvrir un autre monde: “Lorsque la fin des pluies arrive, le pis des vaches fournit en abondance un lait crémeux. Les hommes gavés à satiété, sentent monter en eux une énergie nouvelle qui les rend agressifs. Par ailleurs,  pour qu’un jeune Afar puisse prendre épouse, il est incontournable de prouver sa virilité, son ardeur au combat. Pour cela, il n’existe qu’un seul moyen: émasculer un étranger à sa tribu”.

Comment donc, à l’heure où l’homme se rend sur la lune, peut-il encore exister sur terre des hommes aux mœurs préhistoriques dont la manière de vivre  ne bougea pas d’un iota à travers les âges…

Je m’empressai  de mettre par écrit  ce  court mais instructif entretien. Quelques années plus tard, j’eus la même interrogation concernant les indiens "primitifs" rencontrés en Guyane…

Cette anecdote ne pouvait pas ne pas être consignée dans un cahier d’écriture et je compris que celle-ci n’était pas qu’une simple retranscription d’idées ou de paroles sur un support plus durable que le simple verbe… « verba volant, scripta manent »,   que c’était le fondement de notre organisation sociale, moteur du développement des connaissances. C’est aussi un mode spécifique de la création esthétique. Pour toutes ces raisons j’écrivais, mais ici, l’écriture était inconnue et rien ne semblait pouvoir changer. Les missionnaires, les « pères blancs », qui ont cherché à modifier les choses se sont heurtés à une tradition orale trop incrustée dans la manière de vivre de ces gens simples qui survivent en utilisant tout ce qu’une nature désertique leur offre.

CM

PS:

La réalité dépasse la fiction:

"A l'époque, en 1976, adjudant, chef de la section protection de la 13,  pendant mon séjour, le fils de l'Okal,que je nommais François, était resté à mes côtés tout le temps de notre séjour.

16 ans plus tard, chef de bataillon, j'étais désigné commandant d'armes à Tadjoura. Ma mission était d'éviter les incidents entre Afars et issas qui étaient entrés en conflit armé, l'un contre l'autre. J'avais comme consigne de prendre contact avec les rebelles Afars stationnés au plan d'eau situé à quelques 8 kilomètres de la ville. Je retrouvais, à ma grande surprise, François qui était devenu le chef de la rebellion, il était affublé d'un Famas pris à l'ennemi lors d'une embuscade. l'accueil fut exceptionnel. Encore aujourd'hui, cet épisode reste un de mes meilleurs souvenirs, malgré les circonstances..."

*  Fouta: étoffe en coton, rectangulaire, que les hommes enroulent autour  de leur taille et qui les couvre jusqu’aux  pieds à la manière d’une longue jupe.

**Okal: chef de tribu rémunéré par l’Administration pour servir d’intermédiaire entre elle et les populations locales.