Le Cafard

La Légion étrangère a un vice : l’alcoolisme, et trois maladies : le paludisme, la syphilis et le cafard.

Les deux premières maladies ont une même cause : le séjour dans le climat et avec les femmes des colonies. Le dernier de ces trois maux, « le cafard », est directement le produit de l’alcoolisme, unique vice d'une multitude qui ne compte pas moins de dix à quatorze mille hommes. On va voir que, si ce vice est dangereux, la maladie qui en résulte est d'autant plus grave. Le légionnaire de garnison, pour un franc, peut se faire servir sur la table dix bouteilles de vin, et pour cinquante centimes dix absinthes.

Ces trop nombreux « casse-croûtes » qu'on pourrait surnommer aussi des « casse-coeurs » ont presque toujours eu, comme patrons, d'avides Espagnols qui spéculent sans remords sur le misérable sou du légionnaire. Chaque goutte que l'homme y boit est une année prise sur son existence. Il le sait. Et peut-être de le savoir boit-il plus encore. A peine a-t-il bu que l'ivresse arrive. Les idées s’échauffent et se désordonnent, l’éclair de la volonté s'arrête sur la glace des yeux, et s'y refroidit. le soldat compare son ivresse à un petit insecte échappé qui grignote de ses mandibules sa cervelle molle. Je garde cette image qui me fait mieux voir l'inconscience, et me fait toucher la victime. L'homme a raison, il n'est pas seul criminel ; car les fumées de l’absinthe, en pourrissant son cerveau, y génèrent un champignon dont la croûte, en se fendillant, laisse s’évader le vrai coupable : le cafard. A peine échappé, le cafard s'engage dans la matière cérébrale, y traîne ses pattes fines, s'assoupit dans une fissure, trotte, rampe, furette, et corrompt ainsi tout l'entendement. Pour le légionnaire, « avoir le cafard », c'est être sous le coup d'une idée fixe et maligne, absurde le plus souvent.

Quelques traits fixeront cette maladie. Le tiers de l’effectif, soit 4000 hommes sur 12000, est troublé par ce minuscule voyageur. Qu'il se pose à cet endroit du cerveau, c’est une facétie qu'il suggère, là c’est l'érotisme, ailleurs c’est la révolte, plus haut c’est la désertion, et ici c’est le vol. L'insecte est redoutable.

Lorsqu'il l'entend gratter dans l'intérieur de sa tête , d'une tempe à l'autre, sans bruit, l'homme de la Légion repousse son verre vide, sort en titubant du « casse-croûtes » et va colleter un Espagnol dans la nuit. Alors, gare ... Ou bien il s'enfonce dans le quartier nègre, jette sa ceinture bleue dans une patte arabe, et demande cinq francs. On lui offre vingt sous, car on sait qu'il acceptera.                                                 

Il les prend et va boire encore. D'autres les vendent pour huit sous. Résultat : conseil de guerre. On voit des Espagnols, à Bel-Abbès et à Saïda, parés de ceintures qui coûtèrent six mois de prison.

Le trafic s'étend aux baïonnettes. Le cafard  a soif, et l'absinthe coûte si peu. Pour vingt sous, l'homme se désarme. Au retour, l'officier le met en cellule. " C’est vrai, mon capitaine, j'ai tort, je pouvais en demander quinze francs."                                             Le cafard est non seulement ivrogne, il est amoureux : il dicte une élégie ou pousse au viol. Il allume l'oeil du légionnaire et frise sa moustache. Il cogne le crâne pour demander du parfum. Il sait les ruses.Il connaît les portes secrètes. Il est lubrique et curieux. On m'a fait voir un homme qui s’était vêtu en mauresque pour entrer sous une tente arabe. Le cafard est artiste : il tatoue. Je publie la photographie d'un légionnaire où se voit, peinte au pointillé, sur le thorax, une femme étendue et nue qui semble écarter de la main quelque rêve trop amoureux, tandis que trois amours, l'aile ouverte, s'amusent de sa confusion.