La baie de Diego Suarez

Ah, la philosophie des gens simples… la vox populi si pleine de sagesse. C’est vrai, souvent les gens de modeste condition ont une philosophie de vie  forgée au jour le jour,  face aux vicissitudes imposées, aux difficultés rencontrées, et aussi aux petits bonheurs du quotidien. Et ils n’en demandent pas plus. Cela peut paraître bon et sage… mais ce conservatisme comporte ses lacunes, ses défauts, ses vices. S'il semble acquis comme vrai, par beaucoup, qu’une vie près de la nature, sans matérialisme, sans consumérisme est une vie heureuse, il ne faut pas exclure le nécessaire progrès apporté par la technologie et la science, par exemple. Christian nous rapporte les propos d’un pêcheur Malgache, un Vezo, qui n’a comme seule limite que l'horizon de la mer et qui s’interrogeait sur les bienfaits de la « civilisation » dans laquelle vivaient ses enfants. Il semblait croire, entre autres, que dans la forme de vie qu’ils s’étaient choisie, ils allaient rencontrer la maladie, la perte des proches… et dans ce village de pêcheurs il n’y aurait-il jamais de malades, de morts ? Bien entendu,  je suis convaincu que la position défendue par le pêcheur accroupi, comporte de bonnes propositions, mais à mon sens, tout n’est pas à prendre pour de l’argent comptant. Ce n’est pas « parole d’Evangile ». Le conservatisme a ses limites.

AM

Histoire Malgache :

Fidèle à mes promenades « sauvages » des fins de semaines sur l’île rouge, j’ai gardé en mémoire un souvenir vivace, celui d’avoir visité un petit village de pêcheur qui semblait vivre en autarcie et que sa situation géographique privilégiait d’être en dehors de l’effervescence de la grande ville malgache « Diégo Suarez ». Non loin de ce village qui attirait ma curiosité, les Italiens, comme je devais bien plus tard le constater à Djibouti, construisaient, pour une bonne cause humanitaire, une route, « macadam cordon », qui devait relier le port de Diégo-Suarez à la capitale Tananarive et éviter ainsi les destructions continuelles des pistes que provoquaient régulièrement les incessantes averses des saisons des pluies en isolant la partie Nord de l’ile pendant de longs mois.

Pour la réalisation de cet immense chantier, en dehors des engins importés sur place, pour accomplir leur mission, les généreux donateurs avaient un grand besoin de cantonniers, terrassiers recrutés directement sur place et avaient imaginé pour fidéliser tout ce petit monde de construire de jolies petites maisons en forme de cube blanc, logements au confort minimum qui permettaient aux « indigènes » de faire un énorme pas dans ce qu’ils appelaient avec emphase : « une avancée considérable vers le progrès ». C’était à ne point douter, pour les bienfaiteurs de la « Républica  italiana » une réelle satisfaction et un sauvetage exemplaire pour combattre la misère, un apport concret de ce que doit apporter le monde moderne aux plus démunis.

Ce dimanche matin, donc, après avoir visité le chantier, je me rends dans ce petit village et m’approche d’un homme entre deux âges, accroupi devant sa cabane, construction fragile élevée sur pilotis.

- « Bonjour, Monsieur, comment allez-vous ? »

réagissant à mon originale entrée en matière, l’homme émet une sorte de grognement glutural qui signifiait bien qu’il n’était pas en mesure d’apprécier ou même d’accepter toute conversation.

Néanmoins, j’insistais lourdement en lui demandant ce qu’il pouvait bien penser de cette merveilleuse route et de la fabuleuse générosité de ces braves Italiens qui lui donnaient l’occasion de ne plus subir trop violemment ces horribles saisons des pluies…

Je lui demandais en outre, s’il pensait aller travailler au chantier comme le proposait la pancarte qui affichait une offre d’emploi aux travailleurs locaux ?

- «  Pourquoi faire ? » me dit-il agressif.

  • Mais pour gagner de l’argent, Monsieur !
  • Pourquoi faire ?
  • Pour habiter une de ces belles maisons confortables plutôt que votre cabane en feuillage !
  • Et après ?
  • Avoir une grande famille.
  • Et après ?
  • Développer grâce à la route un commerce, une liaison sur « Tana ».
  • Et après ?
  • Après ? Vous serez bienheureux, confortablement installé, vous aurez tout ce qu’il vous faut pour vivre heureux.
  • C’est déjà ce que je fais ! »

Je venais de recevoir une belle leçon, je compris rapidement, au fur et à mesure que la conversation se prolongeait que pour notre homme, le bonheur ne pouvait cotoyer le « progrès » qui s’offrait à lui.

Ainsi ce pêcheur, avec ses simples mots m’expliquait que sa vie se limitait à continuer de vivre à la manière de ses ancêtres, sans désirer autre chose que ce qu’il ne possèdait déjà.

Je demandais à mon interlocuteur s’il n’avait pas envie de voyager, de voir des pays.

Il me répondit à nouveau :

« Pourquoi faire ? je suis arrivé ! Ce n’est pas le cas de mes enfants, contaminés par ce que vous appelez pompeusement « le progrès ». Pour eux, la vie est devenu un perpétuel voyage. Comme les oiseaux, ils ont été appelés à quitter leur nid au village de leur enfance pour voler de leurs propres ailes. Ils vont découvrir l’amour et fonder une famille. Ils vont apprendre un métier et subvenir à leurs besoins matériels. Tout cela n’est pas suffisant, ils vont rencontrer bien des obstacles. La maladie peut surprendre, l’amour peut s’éclipser, leurs proches peuvent mourir, ils ne seront jamais certains de toujours pouvoir toujours faire face aux difficultés matérielles. Ils vont découvrir qu’il est difficile de trouver un travail qui les épanouisse en profondeur. Au fil de leur vie, ils vont apprendre à survivre pleinement, les yeux ouverts avec des peurs, des colères, des frustrations, des jalousies, des découragements. Ils devront choisir les bonnes personnes pour partager leur quotidien ».

Je restais sans voix, abasourdi devant les paroles de cet homme simple. Je ne pouvais imaginer, en arrivant dans le village en voyant cet homme accroupi qu’il puisse avoir autant de réflexions en tête et autant de sagesse en lui.

Depuis, et toujours lors de mes voyages à travers le monde, je n’ai plus jamais regarder un être humain sans avoir une pensée pour mon pêcheur philosophe.

Balade à Ambange:

De tous les pays où il m'a été donné de séjourner, celui qui m’a le plus marqué est sans l’ombre d’un doute, Madagascar, “l’île rouge”.

Je me souviens d'un dimanche matin, après une nuit agitée, passée à danser et boire plus que de raison, c'était dans les mœurs du temps et du lieu, je pars explorer les environs immédiats de Diégo Suarez.

Le scénario ne changeait guère et, à travers routes et pistes, un chauffeur de taxi m’emmène dans un vestige automobile de la colonisation : une Renault 4L*. Sans autre compagnie, je pars pour nulle part et partout à la fois.

Devant nous, sur les bas-côtés de la route, des gens marchent comme happés par les collines qui se dessinent au loin, dans la brume matinale…je vais là où l’instinct me pousse. Il ne fait pas encore trop chaud mais déjà un ciel lourd, plombé, annonce des orages violents, ceux de la saison des pluies. Je vois encore l’image d’une charrette tractée par deux zébus, devant nous, et qui impose son rythme sur la route délabrée. Embouteillages, poussière, fumées noires, la vie parait chaotique, joyeuse, mais combien fragile.

J’aime cette ambiance, je me sens tellement mieux qu’à Diégo...

Approchant les contours des beaux quartiers d’Ambange, capitale du cacao malgache, je ressens un énorme plaisir à regarder les jacarandas en fleur: peu de feuillage, mais le violet floral offre un spectacle magique. La voiture choisit ce moment pour rendre l’âme à l’ombre d’un arbre, devant un hôtel minable. Pendant que le chauffeur se répand en excuses et accuse le coup, en attendant une éventuelle réparation, je décide de me promener en ville.

Les gens se retournent sur moi étonnés, tellement il est peu courant de voir dans ce coin perdu un légionnaire en uniforme. Un homme, chapeau de paille vissé sur la tête, sous un pont et derrière un petit stand, vend des objets de récupération: vis, boulons, flacons vides… une radio bricolée diffuse des airs de musique africaine. On discute au milieu des relents des pots d’échappement et des fumées de charbon qui s’échappent des baraques en tôles. Un peu plus loin, un bidonville semble attaché à la cité, comme une sorte de verrue; une multitude de personnes dort sous des abris de fortune et survit en recyclant les ordures des pauvres et des moins pauvres. J’ai les pieds dans la boue, les voitures, bus et pousse-pousse déglingués et chargés à bloc, tentent de se frayer un chemin sur la route défoncée. Hommes, femmes, enfants transportent des marchandises sur leur tête, en courant, pieds nus. Ca fourmille, ça grouille! Visions habituelles en Afrique: tas d’immondices, canaux infectés, odeurs horribles dans un décor qui ne change pas.

Je prends des photos et c’est, comme à un signal, le moment où se forme un attroupement; les personnes photographiées me réclament d’être dédouanées par quelques piécettes des “emprunts d’âmes” effectués, je me sens un peu désemparé, mal à l’aise, inquiet. Venus de nulle part on entend des éclats de rire libérateurs, l’atmosphère est à la détente, stupeurs, moqueries, plaisirs partagés. Plus rien, après cela, ne pouvait me surprendre…

Mon chauffeur m’annonce que le taxi est enfin réparé, je n’ai pas pensé à manger, la faim me tenaille l’estomac. Après une rapide collation, je décide de retourner vers Diégo. La ville s'éloigne, le vacarme des voitures cède la place au chant des grillons. La cité redevient village, la pauvreté reprend ses droits et redevient ce qu'elle avait cessé d'être un instant: misère. J’ai beaucoup de mal à partir, c’est peut-être ainsi que j’aurais pu devenir ce mauvais légionnaire en situation d'absence illégale…

Arrivé à Diégo, je retrouve tout naturellement mes habitudes des dimanches soir et mes fidèles camarades, frères d'armes de mes combats nocturnes.

Pastel de Louis Perez y Cid pour CM

La célèbre “Taverne”, lieu mythique logé dans une grande bâtisse coloniale nous accueille; la soirée s’annonce trépidante sinon sulfureuse. Installé sur une scène minuscule, un musicien haut en couleur fait pleurer son vieil accordéon, anime, chante. La salle se remplit et très vite se transforme en étuve. Le “coca-rhum” se boit comme de l’eau. Les corps transpirent, suintent et se rapprochent, les “ramatous” symboles de liberté sexuelle sans tabou, sont de plus en plus belles au fur et à mesure de l’avancée de la soirée et de la consommation du "coca-rhum". Ce soir encore, je n’ai aucune envie de me retrouver ailleurs, la vie de jeune homme est belle, la musique au-delà de sa sonorité, pansera encore l’âme des êtres égarés.

Les filles s’offrent pour une bière, les gosses vendent de tout et tendent la main pour quelques pièces. Des gargotes improvisées s’ouvrent dans les ruelles sombres; à l’intérieur de belles créatures guettent le “Wazala”, cet "étranger" blanc, débauché. Il fait bon, l’air est doux, un gosse dort emmitouflé dans ses haillons à même le trottoir, la police militaire passe, je salue et souris pour dissimuler mon embarras.

Au petit matin, retour à pied vers le camp, Compagnie de base sous une pluie chaude, douce, réparatrice, le ciel est noir, jaune, vert. Les frangipaniers embaument l'air et la ville, quelques filles tentent un dernier “client”. Les chauffeurs de taxi signalent leur disponibilité en klaxonnant.

La journée a été bien remplie, je ne me pose aucune question, retour au quotidien, vivement la fin de semaine prochaine, j'irai à Joffreville...

      

CM