Aucune prétention, un témoignage vécu sans grand effet de surprise, aucune grande action, seulement une anecdote, rien qu'un souvenir imagé.

Bonne lecture 

Je me souviens, ouvrier dans une entreprise de réparation navale à Dunkerque, au moment de la pause “casse-croute”. Malgré le froid hivernal, nous étions tenu à nous retrouver dans la cour de l’établissement autour d’un tonneau-brasero que nous encerclions pour nous chauffer.

Un soleil pâle fuyait à l’horizon, il diffusait une lumière sans chaleur.

Coiffé d’un bonnet de marin, en mangeant avidement un bout de pain sans goût, je regardais mon ombre étendue sur un sol ensablé. Prenant brutalement conscience de l'image insolite présentée, mon sang ne fit qu’un tour: "comment diable, en étais-je arrive là ?", l'image projetée ne me plaisait absolument pas. Il me devenait incontournable de changer cette ombre.

C’est ainsi que quelques années plus tard je regardais satisfait, ma nouvelle ombre de jeune légionnaire à Madagascar. Voila, pour le moins, un curieux motif de s'engager à la Légion, un parmi tant d'autres, malheureusement tout n'est pas si simple et trop de motifs viennent s'accumuler pour faire le jour venu une véritable explosion d'un trop plein de médiocrité... 

Lors d’une faction, un jour de garde, je regardais cet ombre nouvelle qui m’accompagnait désormais, elle me racontait en silence et en noir et blanc ce qu'était devenu ma nouvelle vie. Je compris ce jour là, que mon ombre n’était qu’un prêt, elle appartenait au temps, parfois elle s’en allait un moment, ailleurs et nulle part, revenait, telle une femme infidèle puis s’éclipsait à nouveau. Compagne de vie dépendante et libre, sa présence était liée à celle de la lumière de l'astre du jour; le soir elle se construisait, en se dédoublant parfois, selon les fantaisies d'un éclairage artificiel ou lors de nos marches de nuit, quand le lampadaire naturelle de la terre illuminait un paysage construit d'ombres angoissantes.

Un groupe de légionnaires se déplaçait, je regardais le sol que piétinaient, d’un bruit sourd, leurs brodequins cloutés, leurs ombres s’alignaient au rythme de leurs pas cadences. J’expliquais au caporal qui venait me relever, pendant le chemin de notre retour au poste de police, qu’il avait lui aussi une ombre. Ses yeux s’écarquillaient à mourir de rire, il ne pouvait comprendre, je crois bien qu’à partir de ce moment là, il me classa définitivement parmi les illuminés à surveiller. J'avais instinctivement le sentiment animal et réconfortant de lui faire peur...

Louis, un bon camarade de vie arrivait à la fin de son séjour sur l’ile rouge après 30 mois de présence. Avant son départ il me dit: “Tu sais, je crois bien avoir compris ce que tu voulais dire concernant nos ombres. Je sais surtout, après réflexion, que désormais, je ne serai plus jamais complétement seul, j’aurais toujours mon ombre, seuls les morts n'en ont plus !

  Pour revenir à l’ombre, je pense que c'est un phénomène physique mais aussi l’origine de nombreux conflits psychiques.

Le point de départ est simple, la plupart des hommes ignorent leur ombre. Le plus souvent, elle est jetée dans des troubles somatiques, des obsessions, des fantasmes plus ou moins délirants."

 “L’ombre est quelque chose d’inférieur, de primitive et de malencontreux mais non absolument mauvais. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la protection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension”. Carl Gustav Jung.

 "Toi-même, Ami, la nuit regarde la lune et pense que, peut-être, peu importe l’endroit où nous serons, nous la regarderons au même moment."

Mon bon camarade s'est évaporé vers d'autres horizons, je ne l’ai plus jamais revu. Parfois, encore aujourd’hui, je regarde la lune en pensant que, peut-être, là où il est, quelque part, n'importe où, guidé par le hasard, il la regarde aussi ! 

Ombre de lune, ombre de soleil, que serions-nous sans nos ombres, que serait la lumière sans les ombres...

CM