Le 21 juillet ; à l’aube, malgré toutes les précautions prises, les avant-gardes eurent à peine le temps d’aller prendre position que déjà le feu ennemi les battait. Au lever du soleil la bataille était engagée sur toute la ligne.

Nous attendions en réserve.

Dans la matinée, arrêtés dans un ravin à l’abri des balles, nous profitions d’un instant de repos pour raconter des histoires.

« Ca va chauffer, on dirait, dit Henri.

-        Oui, enchaîna Jules, rappelant des propos tenus entre nous quatre la veille, si l’un de nous est descendu les autres écrivent chez lui.

-        Seulement dis donc ! répondis-je, si on y reste tous les quatre qui c’est qui écrira ?

-        De toute façon le régiment écrirait, tenta de répondre Marcel, mais Jules s’était mis à hurler :

-        Complétement fou, celui-là, alors ! Non mais, tu veux que tout le groupe mobile y se fait massacrer aujourd’hui ?

-        A ce moment-là, poursuivi Marcel, épris de raisonnements équilibrés et qui voulait toujours aller jusqu’aux plus extrêmes conséquences de la logique, à ce moment-là personne aurait besoin d’écrire, les journaux en parleraient assez !

L’ordre « dispositions de combat ! » vint couper court à nos dissertations.

La compagnie se forma. Les mulets se replièrent en arrière, quatre bêtes par muletier, et les groupes de combat prirent leurs dispositions au galop. J’aidai Marcel à arracher le fusil-mitrailleur de sa gaîne ; près de nous Jules versait de l’huile dans le sien.

La compagnie s’élança à l’assaut d’un piton sur lequel il ne devait pas y voir grand monde ; il ne restait personne quand nous arrivâmes ; quelques douilles de cartouches brûlées témoignaient qu’on nous avait un peu tiré dessus.

Nous restâmes là jusqu’au milieu de l’après-midi, la moitié des hommes dormant, vannés par l’escalade. Nous avions grimpé en courant, chargés de nos armes ; quelque temps plus tard nous apprîmes que le sommet était à plus de trois mille mètres d’altitude !

Croyant retrouver bientôt les animaux, nous avions laissé les bidons sur les selles pour ne pas nous charger plus. Il n’y avait pas un quart d’eau dans toute la section, sans doute n’y en avait-il pas plus dans tout le peloton, ni dans la compagnie.

Nous ne devions pas revoir le convoi avant neuf heures le soir !

Un ordre arriva de repartir. Nous suivîmes une dépression au pied du piton, à l(abri des balles qui bientôt sifflèrent à quelques mètres au-dessus de nous. Soudain, en débouchant d’un étroit couloir, nous tombâmes en pleine bataille.

Des balles claquèrent tout près, bien ajustées. Quelques secondes de galopade et nous étions à l’abri d’un mamelon.

En avant, au bout de la vallée que nous avions commencé à suivre le matin, les deux chaînes de montagnes semblaient se rejoindre, séparées seulement par une gorge étroite et profonde, comme un gigantesque coup de hache. Depuis midi le groupe mobile était arrêté par le formidable obstacle.

Les trois compagnies montées rassemblées allaient tenter l’assaut de l’imprenable repaire !

Dans un long couloir, lit de torrent à sec, qui aboutissait au pied de la pente abrupte au bord droit du col, notre premier peloton se déploya, couvert à gauche par le deuxième, à droite par des mitrailleuses de la cavalerie. Un coup de sifflet nous jeta en avant ; les balles arrivèrent plus pressées ; dès le premier bond un homme tomba, le pied traversé.

Le fracas devint infernal. Les voltigeurs avaient ouvert le feu au mousqueton, sans interruption crépitaient les rafales de mitrailleuses et de fusils-mitrailleurs ; un groupe de mortier vint se poster derrière nous ; le souffle haletant des torpilles à ailettes passa au-dessus de nos têtes, terminé en avant par un écrasement sonore ; terriblement précises, les balles ennemies faisaient voler la terre autour de nous.

Nous avions à la section un gros chien chleuh jaune, Dick. Il n’avait rien voulu savoir le matin pour rester avec les muletiers, et nous avait suivis malgré nous. Epouvanté, il se plaquait derrière les hommes en gémissant ; mais soudain il partit comme une flèche, semblant ne plus se souvenir de sa frayeur ; son instinct de chasseur avait brusquement repris le dessus à la vue d’un malheureux lapin, qui s’enfuyait les oreilles couchées, terrifié par le bruit.

Des hommes de la section se dressèrent en hurlant. Ce fut Musial, un polonais, qui le rattrapa au risque de sa peau ; il lui passa sa ceinture au cou et le garda près de lui. A l’arrivée d’un bond, une balle fracassa une pierre juste sous le fusil-mitrailleur.Je hurlai :« Marcel ! »

Il me regarda en rigolant, intact.

Les chleuhs les plus proches étaient maintenant à moins de cent mètres.

Ce qui se passa à ce moment, je m’en souviens fort bien, mais j’ai complétement oublié le motif de l(incident ; sincèrement, je ne me souviens pas du tout de ce qui occasionna l’histoire.

Le lieutenant évacué quelques jours plus tôt, le peloton était commandé par notre ex-sergent-chef de section, récemment nommé adjudant. Je n’avais rien contre lui, ni lui contre moi. Sans doute l’un de nous comprit-il mal une intention de l’autre ; la discussion éclata.

Elle ne pouvait pas durer longtemps dans l’état d’énervement où nous étions.

Le dernier bond avait amené mon groupe dans un creux d’où le fusil-mitrailleur ne pouvait pas tirer. Il était facile d’avancer l’arme, ou de glisser une pierre sous lespattes du support ; mais j’étais à cran, tout disposé aux solutions les plus excessives et les plus insensées et brusquement, ramassant mon mousqueton, je me dressai et commandai « en avant ! ».

Marcel m’avait suivi, et Karvachi, le chargeur, vieux philosophe indifférent aux contingences, qui sans chercher à comprendre vint parce que le caporal et le tireur, qu’il devait suivre, étaient partos. Derrière nous, l’adjudant nous hurlait de nous arrêter, mais j’était parti pour faire une bêtise ! Je continuai, je ne sais vers quoi, sûrement pas pour aller bien loin.

Marcel comprit la folie que je faisais ; sans discussion, il m’attrapa par la ceinture et me posa par terre à plat ventre, argument sans réplique ! puis se remit à tirer.

Karvachi n’était plus là. Victime de mon coup de cafard ? Je me retournai ; dépassant toutes les limites de la plus folle inconscience, très « calme colonial », il était à deux pas, debout, qui allumait sa pipe.

Le peloton s’était reporté à notre niveau.

Mon escapade m’avait calmé ; pas très fier, je m’absorbais dans la conduite du feu de mon groupe pour n’avoir pas à subir les questions de l’adjudant, auxquelles je m’avais évidemment rien de plausible à répondre.

Il était tard ; l’ombre descendait dans les fonds de vallées ; les derniers rayons de soleil teintaient de rouge les sommets. On ne passerait pas ce jour là. Il eut fallu qu’une autre unité eût le temps, tandis que nous serions restés sur place, d’aller loin vers la droite tourner la falaise à pic qui nous arrêtait.

C’est alors que les cavaliers qui couvraient notre droite se relièrent soudain, sans nous attendre.

Un agent de liaison – mais nous ne devions le savoir que plus tard – s’était fait tuer entre eux et nous les ayant prévenus mais n’ayant pu arriver jusqu’à nous porter l’ordre.

Inquiets, nous attendions. Aucun ordre n’arrivait. Une ligne de rochers à pic qui nous dominait du côté découvert nous empêchait de faire face à cette direction.Les chleuhs s’en étaient aperçus ; aussitôt ils avaient appuyé leur feu sur le point faible. Insensiblement ils allaient nous encercler. Schoepgens, le sergent de la 1ère section, celle de droite, ayant accepté déjà l’inévitable, avait déployé ses voltigeurs obliquement en arrière, baïonnette au canon.

« Agent de liaison ! » appela l’adjudant.

Personne. L’homme avait dû être touché,

« Un volontaire ! »

J’étais le plus proche de lui. Je fis signe de la main, ramassai mon fusil et partis en courant.

Franchement, je n’avais pas envie ce jour-là de faire le cabotin, pas le moins du monde, les chleuhs canardaient de trop près ! Mais j’étais si fatigué de l’escalade du matin, que bientôt, la pente s’élevant, je me mis au pas. Je pense que je n’aurais pas marché plus vite quand une batterie de soixante-quinze m’aurait été pointée à dix pas dans le dos.

J’allais vers les hommes du 2ème peloton postés un peu en arrière derrière des parpaings, plus haut que nous, sur un mamelon.

« Dépêche-toi ! cria l’un d’eux comme j’arrivais, ça siffle ! »

Je fis un signe de lassitude, et demandai à bout de souffle :

« Le Capitaine ? Où ? »

On me montra la direction ; je redescendais avec les ordres, au galop cette fois, emballé par la pente. Je me tordis un pied, et continuai, sans rien sentir sur le moment.

« Mon adjudant, décrocher par le fond du ravin et se replier derrière le deuxième peloton ! »

La première section recula, puis ouvrit le feu pour nous permettre de « décrocher » à notre tour. Des mitrailleuses, à gauche, couvraient notre manœuvre. Un quart d’heure plus tard nous étions à l’abri.. La nuit tombait. Le combat avait cessé. Le groupe mobile, rassemblé sur les mamelons au centre de la vallée, se formait en carré pour la nuit. Des crêtes, des coups de feu partaient, faisant des éclairs rouges ; les balles venaient tomber au milieu du camp.

Toute la nuit les hommes se relayèrent d’heure en heure à la murette, l’un veillant, l’autre dormant.

Je devais quelque temps plus tard recevoir la croix de guerre pour ma liaison de ce jour-là. En attendant je « me tapai » huit jours de quart « de rabiot » pour ma ridicule histoire avec l’adjudant, sans parler du savon que me passa le « Vieux » !

A suivre : « L’esprit de Corps »