Au bivouac de Tangriff des hommes intrigués regardaient une colonne s’avancer au loin, venant du Rich.

"Qu'est-ce que c'est que ça ?... ils ont un fanion vert et rouge à queue de cheval, alors ça ne peut êtrequ'un escadron de Légion... Ou une compagnie montée... Mais non, la deux et la trois sont déjà en avant, et la première ne peut être qu'à Gourrama aujourd'hui... et encore, même pas ! au bivouac des oliviers... Oui, enfin arriver à Gourrama, elle sera ici demain soir... Pourtant les escadrons sont déjà passés ici..."

C’était bien la Compagnie Montée d’Algérie, qui venait à marches forçées de gagner un jour et demi sur cinq. Nous commençions par un coup d’éclat les opérations d’été.

Interdiction de fumer, de craquer une allumette, de parler à voix haute, éviter le bruit… Les ordres rituels d’une avance vers l’ennemi…

A minuit, sans appels de clairons, sans feux de bivouac, le « groupe mobile », rassemblement de plusieurs milliers d’hommes de toutes armes opérant de concert, avait quitté Tahient.

Un étroit croissant de lune révélait le relief tourmenté du sol, dessinait au flanc des montagnes de grandes taches d’ombres fantastiques.

Notre marche silencieuse faisait une rumeur sourde, d’où se détachaient par instants le cliquetis d’une chaîne, le choc d’un sabot contre une pierre, le tintement d’une poignée de marmite, un hennissement que le conducteur coupait brutalement d’un coup de rêne.

L’énorme colonne avançait par à-coups. A l’arrière-garde, nous restions de longs moments sur place, puis il fallait courir pour rejoindre.

A la fin de la nuit il y eut deux ou trois pauses plus longues, pendant que les unités de tête allaient prendre position en avant-garde. Comme le soleil se levait sur les sommets, au loin, assourdis, résonnèrent les premiers coups de feu, mes premiers coups de fusil au baroud.

« Bah ! C’est pas encore aujourd’hui, qu’ils nous boufferont le nez ! » grouailla près de moi Michel, du groupe de mitrailleuses de notre peloton, un parigot tout plein de mots à l’emporte-pièce.

Le combat s’engageait, gagnait d’un piton à l’autre. Loin en avant, sur les sommets, les partisans, minuscules points blancs, bondissaient de rocher en rocher, accueillis par une fusillade à chaque instant plus serrée. Une batterie d’artillerie ouvrit le feu, puis une autre. Sur les pentes occupées par les dissidents les éclatements d’obus soulévèrent de gros flocons de fumée noire et grise.

Dans la matinée, la compagnie traversait la casbah de Tabouharbit, en partie démolie par un bombardement aérien. Le soleil déjà haut était encore doux ; une légère brise passait par bouffées ; le matin était calme, frais ; rien n’évoquait la guerre, rien n’était plus loin de la tragédie que cette paisible journée d’été ; le grondement de la fusillade faisait simplement penser à un jour de grande manœuvre.

A la sortie du ksar, quelqu’un montra quelque chose par terre : « Un maccabée ! » C’était seulement un crâne, dénudé, blanc. Je me précipitai pour l’avoir le premier, dans l’intention sans doute d’en faire une enseigne, quelque chose comme le black-jack des pirates, en plus réaliste.

Horreur ! hérissé de dégoût, je rejetai l’objet macabre, lourd d’une immonde chose qui avait clapoté à l’intérieur comme je le ramassai, une bouillie de cervelle décomposée dont l’odeur atroce me souleva le cœur. Je l’avais cru sec ; il ne devait être que rongé à l’extérieur par les chacals ou les chiens.

Au bout d’une heure je ramassais encore des poignées de terre pour me frotter les mains. Le relent putride me poursuivait ; à midi je crus encore le sentir sur mes doigts, et je refusai la demi-boite de singe que m’offrait Marcel.

L’après-midi, du haut d’un piton où nous étions perchés, dominant un vaste paysage de vallées et de monts, nous eûmes la vision prodigieuse d’une charge de cavalerie.

Au ksar de Tazarine une fraction de dissidents disséminés dans les rochers de l’oued se défendaient farouchement. Rangés en ligne, botte à botte, six cents cavaliers, spahis rouges et légionnaires blancs, se lancèrent au grand galop, sabre au clair, debout dans les étriers, penchés en avant sur l’encolure de leur bête.

Une volée de mitraille les accueillit, les rangs se clairsemèrent ; des hommes se renversaient brusquement, vidaient la selle, des chevaux touchés s’effondraient en avant et, emportés par l’élan, roulaient pèle-mêle avec leur cavalier.

La terrible vague arriva sur l’ennemi. Les lames luisantes tournoyèrent, l’éclair de leur acier scintilla, et il n’y eut plus rien, la fusillade s’était tue.

Les escadrons se reformaient devant la casbah.

La vallée était ouverte.

A suivre : « Baptême du feu »