Le bataillon rentrait de colonne quand j’étais arrivé à la compagnie. Il ne devait pas ressortir de si tôt. Il restait toujours dans le Sud la possibilité d’une alerte soudaine, d’un coup dur avec une tribu nomade, mais mes fonctions de caporal d’ordinaire m’enlevaient toute chance de participer à l’une de ces opérations imprévues. Etais-je venu jusque-là pour continuer la monotone vie de garnison d’Algérie ? Cela n’était guère de mon goût.

J’enviais ceux du renfort pour la Compagnie Montée. Les « Montée » ! les prestigieuses compagnies toujours en route, au Maroc en été, dans le Sud en hiver, partant entre deux colonnes en reconnaissance ou à la poursuite d’un djich… J’avais déjà demandé à y être affecté pendant mon peloton de caporal ; depuis mon arrivée à Bachar j’avais encore cherché à m’y faire envoyer, et je n’avais trouvé que la certitude de ne devoir plus quitter la compagnie où j’étais jusqu’à la fin de mes deux ans de séjour. Il n’y avait plus qu’à me résigner, attendre une autre colonne, l’année suivante.

Le samedi matin, veille du départ du renfort, le sergent-chef qui faisait fonction d’adjudant de compagnie vint à mon magasin d’ordinaire.

« Bonjour chef ! Quoi de neuf ?

-        Tu es volontaire pour la Montée ?

-        Volontaire ? C’est-à-dire que j’aurais bien aimé y aller, mais il y a déjà un renfort en route, on n’est pas près de demander des volontaires…

Eh bien justement je viens d’apprendre,

-        Je te dis ça entre nous, - qu’il manquait justement des hommes au renfort et qu’on allait le compléter le compléter ici. Ne le répête pas, mais va au bureau en douce demander des tuyaux ! »Il était ancien sous-off de Montée ; mon envie impatiente de partir dans le bled lui était sympathique, et il était venu m’apporter le renseignement tout chaud. Je le remerciai et filai au bureau chez mon copain le caporal secrétaire.

Il était ancien sous-off de Montée; mon envie de partir dans le bled lui était sympathique, et il était venu m'apporter le renseignement tout chaud. Je le remerciai et filai au bureau chez mon copain le caporal secrétaire.

Inscrit le premier sur la liste des volontaires, je fus accepté. J’eus à peine le temps de passer en hâte mes consignes de l’ordinaire. Visite médicale, habillement, perception des armes, paiement du prêt, présentation au capitaine, tout fut fini dans l’après-midi. Le soir, avec quelques hommes, j’allais rejoindre le renfort.

La même nuit à deux heures du matin, des camions nous emmenaient vers Bou-Denib, d’où nous devions rejoindre la Monté en opérations.

Nous avions chaussé les naïls, les sandales découvertes que l’on porte à la Compagnie Montée. Il me semblait qu’elles évoquaient bien mieux que les lourds brodequins réglementaires les courses à l’aventure à travers les espaces vierges du Sud ; de même le mousqueton que nous avions reçu à la place du grand Lebel, et les cartouchières neuves au cuir encore raide, dans lesquelles il avait été difficile de faire entrer les cent-vingt cartouches, « munitions de guerre ».

J’ai toujours pensé que je m’étais trompé quand je crus m’engager à la Légion pour un coup de cafard. Si je n’avais pas eu ce motif, sans doute y serais-je parti quand même un jour ou l’autre, pour autre chose.

Depuis des mois je m’exaltais aux récits de colonnes des anciens ; je ne ressentis à ce départ aucune amère satisfaction, rien qui ressemblât au sentiment d’un acte de désespoir, rien qu’une joie sauvage à penser que nous partions vers un terrible inconnu.

Quelqu’un résuma en trois mots la pensée de tous lorsque les camions s’ébranlèrent : « On y va ! ».

 

A suivre – Demain : La « Montée ».