Joie et déception

La caisse noire (suite et fin)

" En deux heures très denses le lieutenant Fuhr eut droit à un cours complet, très clair, sur la philosophie des opérations comptables, l’établissement des pièces justificatives, les limites et les faiblesses du système de contrôle, ainsi que les procédés à utiliser pour présenter une situation limpide et insoupçonnable. Il y avait dans cet exposé un élan irrésistible !

 

Les ressorts les plus secrets de l’investigation se voyaient étalés au grand jour, ainsi que les parades destinées à les contrer. Peu de termes techniques, mais des procédés d’une redoutable efficacité dans son discours. Le lieutenant s’aperçut que les bordereaux modèle 33, qu’il croyait connaître, possédaient un pouvoir considérable pour apurer une comptabilité bancale. Il apprit que la Caisse nationale des dépôts et consignations autorisait un jeu subtil, dans certains cas, en faisant office de cimetière pour des épaves comptables gênantes. Il lui fut révélé que les rappels de solde fictifs destinés à des bénéficiaires mutés en Indochine, portés disparus ou décédés, constituait toujours l’indice évident d’une malversation et déclenchait, automatiquement une enquête de commandement. Il l’avait envisagé un instant, ce qui le fit frissonner. 

Fuhr découvrait avec une stupeur attristé, un arsenal subtil et redoutable pour masquer de simples défaillances comptables certes, mais aussi des détournements délibérés. Il devenait évident que grâce à des parades appropriées, les enquêtes les plus poussées échouaient en s’enlisant dans les profondeurs des marécages insondables. La dénonciation précise constituait bien la seule menace, mais à la Légion on ne dénonce pas. 

La leçon s’acheva peu de temps avant l’heure fixée pour le retour du convoi sur la garnison du sud. On roulait mieux de nuit que le jour et les moteurs souffraient moins. Le lieutenant prit congé du caporal-chef Blum, alias Souffris, dans une émotion mêlée de gêne. Il était venu à Alger pour découvrir une ou plusieurs erreurs qui lui taraudaient l’esprit car il n’avait pas pu les identifier. Or il n’avait rien découvert et il n’y avait sans doute rien à découvrir. La faute devait exister, mais tout contrôle était impuissant à la déceler. 

Il n’avait rien appris sinon les moyens d’égarer la machine administrative dans le maquis de la procédure. Cela le choquait profondément et le troublait. Les adieux s’en ressentirent. La merveilleuse figure de ses jeunes années avait perdu beaucoup de sa gloire. Elle laissait place, malgré tout le romanesque qui pouvait encore s’y attacher à un vieillard pathétique et touchant dans la solitude de sa vieillesse. Le faussaire était devenu gardien du trésor ! 

A son arrivée dans sa garnison, le lendemain assez tard, il se présenta au commandant de compagnie, à son domicile, pour lui rendre compte de sa mission : 

       -« Mon capitaine, l’aller et le retour d’Alger se sont accomplis sans problèmes. Je reviens avec tout le matériel et les vivres dont vous aviez arrêté la liste avant le départ. J’ai été reçu très courtoisement par le directeur de l’intendance des Territoires du sud, celui qui m’a valu les ennuis que vous savez. Je craignais beaucoup qu’il n’ait découvert que nous avions trop d’argent en caisse. Il m’a dirigé vers le responsable du contrôle des comptabilités qui n’avait rien remarqué. Il se trouve qu’il est un ancien de la Légion et que je le connais. Le rapport que vous avez signé concernant les redressements demandés est accepté et ne soulève aucune objection. Je crois que tout est clair et que le directeur de l’intendance regrette un peu sa colère. Il recherche l’apaisement et me paraît désireux de ne pas insister sur les fantaisies que nous avons commises, Delpit et moi, depuis la mutation de Laurier en Indochine. Je n’ai pas retrouvé les erreurs que nous avons pu faire. Il vaut mieux tirer un trait dessus. Je souhaiterais cependant ne pas continuer trop longtemps ce métier d’officier des détails et assumer mieux mes fonctions de lieutenant en premier. Je n’ai pas les qualités d’un bon gestionnaire et j’ai besoin de commander sur le terrain. » 

       -« Rassurez-vous. Pendant votre absence, j’ai reçu de Sidi-bel-Abbès l’avis que vous étiez inscrit au tour de départ Indochine au début de l’an prochain. Vous en aurez terminé avec vos fonctions de trésorier-payeur le 31 décembre, au moment de l’arrêté annuel des comptes. Je vous renforce dès demain en vous affectant l’adjudant-chef John, le chef de la section mortiers. C’est le fils d’un pair d’Angleterre. Il a l’accent distingué d’Oxford et possède une culture étendue. Il prétend qu’il peut faire des comptes rendus en excellent latin et même en grec. Ce n’est pas très utile, je le sais, mais cela pourrait river le bec à notre intendant. Vous le connaissez au moins de vue. Il est condamné à demeurer, jusqu’à la retraite dans les Territoires du sud. Les républicains espagnols ont mis sa tête à prix, pour leur avoir fourni des armes de rebut, avec des munitions qui ne percutaient pas. Les nationalistes le recherchent pour des raisons voisines et tout aussi troubles. En outre, je le soupçonne d’homosexualité, bien que la chose reste très discrète. Il devrait faire un excellent second pour vous. J’envisage de lui confier, lorsque vous partirez en Extrême-Orient, si vous êtes d’accord, votre succession. Evidemment il n’est pas volontaire, mais il sera bien forcé de s’y faire, comme vous. D’ailleurs je n’ai jamais douté de votre aptitude à redresser la situation, d’autant plus que c’est Delpit qui nous a mis dans le pétrin par son inexpérience et sa suffisance juvénile. Je vous ai laissé partir à Alger pour que vous en ayez le cœur net, car j’ai bien vu que cela vous tracassait beaucoup. De toute façon, c’est moi le responsable administratif en dernier ressort. Mon esprit est en paix. J’ai mis l’argent en surplus dans la caisse noire, car il était imprudent de le laisser dans le coffre-fort du bureau des détails. C’était rendre patente une erreur à la première inspection inopinée. Je pense que maintenant vous aurez moins d’inquiétude et que vous pourrez passer une situation parfaitement saine à votre successeur d’ici la fin décembre. » 

       -« Je commence à le croire mais je ne serai pas fâché de partir. J’aurai sans doute le commandement d’une compagnie. Je serais heureux que ma fonction d’officier des détails ne soit pas mentionnée, si jamais le corps devant me recevoir présentait, malencontreusement, un besoin urgent dans ce domaine. Je regretterai cependant le Sahara, l’ambiance de la compagnie et les missions lointaines que j’aurais pu accomplir. » 

       -« Soyez rassuré. Je ne mentionnerai pas votre rôle dans la gestion de la Saharienne portée, bien que j’estime cette expérience très profitable pour votre formation. Je suis satisfait que votre mission à Alger se soit réalisé dans d’aussi bonnes conditions. Avec un allié au contrôle de l’intendance, on ne risque plus d’ennuis en cas de dérapage. Sur ce, bonne nuit car il est tard et vous devez être fatigué. » C’est ainsi que le lieutenant Fuhr put passer ses consignes et aussi une situation administrative parfaitement limpide, réglementaire et conforme aux vœux du directeur de l’intendance, puisque inspirée directement par celui qui était chargé de son contrôle. L’adjudant-chef John, son successeur, reçut ses consignes avec un flegme très britannique où perçait cependant une certaine admiration pour leur netteté et leur concision. Fuhr n’eut plus jamais eu de contact avec le caporal-chef Blum, dont il n’apprit le décès qu’à son retour d’Indochine. Il gardait dans son cœur l’image du sergent-major Souffris, flamboyant et jeune, tandis que celle du vieil homme, penché sur ses comptes, avec des lunettes comme des loupes, devenait de plus en plus floue. Il eut droit à un témoignage de satisfaction, en provenance de la direction de l’intendance des Territoires du Sud qui lui parvint, à sa grande confusion, en Indochine, au cours d’une opération. Il s’empressa de la brûler, afin de faire disparaître un document officiel qui lui déplaisait. Mais l’administration est tenace. Le double de ce document figure toujours dans son dossier, déposé aux archives de l’Armée. Aucun de ses supérieurs n’y attacha la moindre importance. 

Le lieutenant Fuhr fit une carrière honnête. Il la termina comme général de corps d’armée. Par un juste retour des choses, sa dernière fonction, comme adjoint au commandant d’une Région militaire, fut consacrée à un poste lourdement administratif, celui de major-général régional, ce qui le contraignait à contrôler les trésoriers, les chefs des services administratifs et les caisses des différents corps de troupe. Il devait les inspecter au moins une fois par an. Il s’acquitta de cette mission, qu’il n’accomplissait jamais qu’à contrecœur, avec le concours de l’intendant responsable, auquel il laissait l’essentiel de la tâche. Son rôle se bornait à tempérer le vérificateur lorsque celui-ci prenait un ton un peu vif. Il fallait parfois sanctionner des fautes professionnelles. Dans ce cas, il montrait une grande indulgence dans ses conclusions et dans ses propositions de sanctions. Il acheva sa carrière en laissant l’image d’un responsable qui se souciait beaucoup plus des qualités opérationnelles des formations, que de leur bonne gestion. « Avec lui, l’intendance doit suivre » avait-on coutume de dire. 

Peu de temps avant son accession à la retraite, il apprit que le Ministre de la défense officialisait l’usage des caisses noires. On les intégrerait aux ressources légales, rien ne restreindrait leur emploi qu’on laissait à la discrétion du chef de corps, à condition d’une tenue rigoureuse des comptes, contresignées par lui-même. C’est exactement ce que Fuhr avait demandé à plusieurs reprises, dans ses rapports sur le moral. Il éprouva un grand plaisir à la lecture de la dépêche ministérielle qui blanchissait les caisses noires. 

L’image du caporal-chef Blum disparut de son esprit pour ne laisser que celle, magnifique et triomphante, du merveilleux sergent-major Souffris, héros de bande dessinée de son enfance. 

Le sous-lieutenant Delpit de son côté eut une carrière correcte. Il la termina comme général. Partout, dans l’exercice de ses responsabilités, il fit montre d’une vigilance particulière sur les fonds gérés par les trésoriers militaires. Il se faisait toujours présenter les documents comptables, au cours de ses inspections et les épluchait avec une rigueur toute professionnelle. On murmurait qu’il avait exercé, dans ses débuts, les fonctions d’officier des détails dans un corps de troupe en perdition financière et qu’il lui restait la méfiance d’un fauve pour tout ce qui touchait à l’administration et aux manipulations de fonds. Il est vrai qu’il apercevait toujours, du premier coup d’œil , tout ce qui n’était pas conforme à la réglementation administrative militaire, dont il connaissait les plus infimes subtilités. 

Alors qu’il se trouvait à la retraite depuis de nombreuses années, le général Fuhr eut l’occasion d’effectuer un voyage dans le Doubs et en Alsace du sud, organisé par l’un de ses camarades de promotion de Saint-Cyr. On visitait les lieux où beaucoup d’entre eux avaient combattu durant la Seconde Guerre mondiale. Bien entendu à chaque halte on prit contact avec les anciens combattants et les associations locales de résistance. Fuhr leur demanda s’ils avaient connu un maquis dont le chef aurait pu porter le nom de Blum ou de Souffris et qui comportait de nombreux Espagnols et quelques Polonais. Toutes les réponses furent négatives. A leur connaissance, les seuls Espagnols qu’ils avaient croisés, des ouvriers de la onzième heure, appartenaient au régiment ayant rallié l’armée de Lattre sous le nom de Quinze-un, autrement dit le 151è Régiment d’infanterie. Un seul parmi ceux qu’il interrogea hésita un long moment. Le nom lui disait quelque chose. Mais il y avait eu pas mal d’étrangers transitant dans le coin, certains ayant servi dans l’armée allemande, puis déserté pour se dédouaner vers la fin, en se faisant passer pour des résistants. Il préférait donc ne pas se prononcer. Où était donc la vérité ? Pour le savoir, il aurait fallu faire des recherches, revenir sur les lieux… Au fond, à quoi bon ? Ne valait-il pas mieux conserver un certain flou ?... 

 

Le Général d’armée Jean-Claude Coullon, ancien COM.LE, nous rapporte l’anecdote suivante qui concerne l’un des personnages de notre conte-réalité de l’été : 

       « J’ai connu en 1954 l’incomparable capitaine von Borzyskowski, comme patron du Camp de Nouvion situé à l’est d’Oran et au nord de Mascara, où tous les sous-lieutenants Légion (nous étions 27), faisions le séjour de « prise en main » du renfort mensuel légionnaire prévu pour l’Indochine. L’emploi du temps comportait beaucoup de temps libre et le jeu de boules, ce sport méditerranéen, tenait la vedette. Or von Borzyskowski avait fait de Nouvion un camp où tout était d’un blanc immaculé (peinture). Un jour, au cours d’une de nos parties de pétanque, nos boules qui avaient légèrement écaillé le beau rebord blanc de la piscine, se voient saisies, sur son ordre, par un caporal et deux légionnaires de la garde et conduites, cochonnet y compris (récupéré par le caporal)… aux locaux disciplinaires ! 

Voici l’image de ce personnage haut en couleur qui a marqué le début de ma vie légionnaire. »

Recueilli par AM

 

NDLR - Le général Jean Claude Fuhr a commandé : 

       - le 110è Régiment d’infanterie à Donaueschingen de 65 à 67, 

       - le 1er Régiment étranger, « Père Légion » de 68 à 70, 

       - la 4è Brigade motorisée à Beauvais, 

       - la 3è Division à Fribourg. Il a été le major-général de la 5è Région Militaire. 

        - Commandeur de la Légion d'honneur,

        - Grand croix de l'ONM,

        - 1 citation à l'ordre du Corps d'armée, (campagne de France)

        - 2 citations à l'ordre de la Division (Indochine et Algérie)

 

Il nous a quittés le 10 avril 2012, 9 jours avant sa 92° année.