Où l’on apprend qu’à quelque chose malheur est bon… 

-"Tu en fais de belles pendant que ton capitaine se balade dans le Sahara. Tu me demandes, en somme, de réparer ton incapacité à gérer tes problèmes et à prévoir les clashs!"

La caisse noire (suite)

 

Le "Père de la Légion", qu'on surnommait "le Roi Louis" (il s’agit du colonel Louis Gaultier, vieille figure de la Légion, ndlr) tutoyait volontiers les lieutenants, lorsqu'il n'était pas de méchante humeur ou fâché par une faute. Il avait toujours témoigné à Fuhr une sorte d'amitié bourrue, parce que ce dernier était le fils d'un sous-officier de légion et le gendre d'un vieux capitaine, d'origine étrangère, ayant terminé sa carrière comme responsable du service général à Sidi-bel-Abbès. Le colonel semblait apprécier cette filiation Légion et la fidélité qui en découlait.

-"En temps normal, je t'aurais envoyé paître. Souffleter un intendant!… J'en rêve depuis des années. C'est ma bonne éducation qui m'en a empêché. Cela mériterait plutôt une citation. Cependant, j'ai actuellement un problème avec un bataillon en Indochine. Son officier des détails a joué toutes les liquidités de sa caisse dans une maison de jeu à Saigon, j'ajoute pour être plus précis, au "Grand Monde" de Cholon. Il a bien sûr, tout perdu. En conséquence, il a préféré se tirer une balle dans la tête plutôt qu'affronter les suites de son inconduite. Il faut remettre toute sa comptabilité en ordre. C'est un sacré travail. Laurier me paraît l'homme providentiel dont j'avais besoin. Il est éblouissant dans les situations inextricables et son esprit compliqué ne pourra qu'asphyxier tous les contrôles possibles. Je veux des consignes passées en une journée. Je t'envoie immédiatement un sous-lieutenant, issu de Saint-Cyr, que je viens de recevoir. Il est prétentieux, insolent, famélique et nul, comme ils le sont tous en sortant de leur école dès qu'ils reçoivent leur premier galon, mais il possède des certificats de mathématiques. La comptabilité et les mathématiques, c'est la même chose. Si tu ne t'en tires pas avec lui, je préfère te dire que tu auras des problèmes avec moi, auprès desquels tes affaires d'intendance ne seront que de la roupie de sansonnet. Ne me remercie pas! J'ai toujours des faiblesses quand il s'agit d'une Saharienne… Le sous-lieutenant Delpit va partir cette nuit même, il sera chez vous demain matin. Je tiens à ce que Laurier revienne, avec le véhicule ayant servi au transport de son remplaçant, dans la foulée ou, au pire après une journée, pour les formalités de chevauchement, auxquelles tu sembles tenir. Tu ne lui diras rien de ce qui l'attend. Je me réserve le soin de lui présenter, moi-même, son destin. Maintenant j'ai autre chose à faire qu'à réparer vos sottises. A vous de jouer."

-"Mon colonel, je ne suis pas certain qu'un fort en mathématiques convienne bien à ce travail. Le calcul intégral et les équations différentielles, ainsi que la géométrie analytique, n'ont pas grand rapport avec la comptabilité d'une compagnie saharienne, mais on va essayer votre solution et respecter les délais que vous avez fixés. Cet officier est-il volontaire pour la mission qu'il aura à remplir chez nous?"

-"Tu commences à m'ennuyer sérieusement. Il doit faire un an chez nous avant d'être envoyé en Extrême-Orient, de manière à se familiariser avec les légionnaires. Bien sûr qu'il sera volontaire pour aller au Sahara. C'est autre chose que de trainer ici, dans le quartier, à faire de l’instruction de base. Cesse de me présenter des objections grotesques et laisse-moi donner les ordres nécessaires. Au revoir et bonne chance."

Au moins, avec le patron de la Légion, les choses ne trainaient pas. Fuhr avait le sentiment que la mutation .en catastrophe de Laurier, arrangeait bien une situation qui n'avait rien à voir avec ses propres ennuis. On s'apercevrait bien, à l'usage, si le remplaçant donnait satisfaction. Après tout, la comptabilité d'une compagnie ne devait pas constituer un problème insurmontable pour un jeune officier, certainement désireux de bien faire et payant de cette manière, son ticket d'entrée dans la Légion étrangère. Curieux … ce sentiment de s'être fait rouler dans la farine, très rondement, mais en même temps de se sentir soulagé d'un grand poids. On avait une solution et Laurier ne serait pas cassé. Il fallait, immédiatement, mettre l'intéressé au courant de sa situation, en lui laissant ignorer complètement l'affectation envisagée, mais en indiquant que le colonel semblait ne pas en faire un drame et qu'il pourrait, éventuellement, lui confier de nouvelles fonctions. Il y avait aussi la feuille de punition à établir, avec un motif suffisamment vague, pour ne pas attirer l'attention de son futur chef de corps et celle des autorités territoriales. Quelque chose comme "Inconvenance" ou "Manque de courtoisie au cours d'un contrôle". Fuhr alla donc voir Laurier chez lui pour l'informer de son entretien avec le commandant de la Légion, en se bornant à l'arrivée imminente du successeur désigné, au peu de délai envisagé pour la passation des consignes et à l'idée qu'une mutation paraissait inéluctable. On lui confierait peut-être un nouveau poste ailleurs, hors du Sahara, pour sauver la face, pas la sienne, mais celle de l'intendant et préserver la discipline. Le lendemain serait, par conséquent, très dense et consacré à une passation de fonction, au pas de charge, avec l'officier désigné par Sidi-bel-Abbès. Fuhr y assisterait. Afin de respecter les traditions, un pot de départ aurait lieu, en fin de journée, pour marquer cette mutation, qui serait présentée comme une nécessité de service. On accueillerait en même temps le remplaçant. Ainsi Laurier pourrait s'en aller dignement, sans que rien ne filtre des événements ayant provoqué ce départ précipité. L'intéressé hocha la tête.

-"Une telle précipitation me paraît suspecte. Le patron me connaît bien. Il m'a toujours manifesté de la sympathie. Mais il n'encaisse pas l'indiscipline, surtout lorsqu'elle touche à l'image de marque de la Légion. Si j'étais à sa place, j'arracherais les galons du coupable et je flétrirais son inconduite. Je n'imagine pas pouvoir m'en tirer sans payer une lourde facture ou alors il a un poste complètement pourri à me confier, une situation impossible et désespérée. Mais dans ce cas, il serait préférable qu’il s'adresse à Sainte Rita, la Sainte des impossibles (et des prostituées, ndlr) et qu'il me laisse subir un juste châtiment. Cela sera encore moins dur pour moi."

-"Cessez de vous mettre à la place du colonel pour lui dicter sa conduite. Il n'a pas le pouvoir de cassation directement. Il faut que celui qui établit la punition et procède à l'exposé des faits, émette une demande dans ce sens. Bien sûr le "Père Légion'' peut retourner le motif à l'envoyeur, en suggérant une rétrogradation ou la perte du grade. L'autorité à l'origine de la sanction doit alors revoir le dossier et justifier sa proposition. Voici votre feuille de punition pour émargement. Voilà aussi le rapport. Vous pourrez constater que la sanction demeure modérée et n'est accompagnée d'aucune demande concernant une perte de grade. Je serais très étonné de voir qu'on en rajoute. Par ailleurs j'organiserai la petite cérémonie traditionnelle pour l'arrivée de votre remplaçant et votre départ. Il faut que les choses se passent correctement, selon les règles. Personne n'a à connaître les motifs de cette permutation. Des nécessités de service en sont la cause. Je dirai quelques mots sur ce thème."

-"En une seule journée, je n'aurai pas le temps de passer des consignes correctes. Le seul procédé auquel on puisse recourir, consiste à étaler les différents registres et documents comptables, à présenter les pièces justificatives et à passer la caisse. On ne pourra pas procéder aux inventaires. On ne disposera pas, non plus, d'un délai raisonnable pour montrer pratiquement comment on établit la solde de chacun et quels sont les procédés pour s'y retrouver. Vous me demandez une exploration rapide. Avec un responsable ayant du métier, cela n'est déjà pas facile, mais avec un jeune officier, n'ayant aucune notion d'administration, vous allez au-devant d'ennuis sérieux. C'est un parcours du combattant difficile qui nous est imposé, pour passer les écritures en moins d'une journée. Cependant, le plus important, c'est-à-dire les indispensables travaux pratiques, ceux que j'aurais dû conduire sur quelques jours au moins, avec mon successeur, passent à la trappe. Je suis toutefois à vos ordres en tout ce que vous me commanderez. Je vous remercie pour le pot de départ. J'en suis profondément touché. Personne ne saura rien de mon aventure, du moins par mon fait.»

-"Cessez de vous tracasser. Je serai présent, avec votre successeur, à cette relève et je veillerai, pendant les premiers temps, à la bonne marche générale de la comptabilité. A demain! »

Le sous-lieutenant Delpit, venant de Sidi-bel-Abbès, entra aux aurores dans la citadelle. Il avait sans doute fait une halte, en cours de route, pour se raser et se mettre en grande tenue. Il se présenta à Fuhr qui l'attendait, dans un éblouissant déploiement de claquements de talons, d'une manière parfaite, telle qu'on l'enseignait aux jeunes légionnaires, et d'une voix si forte, que tous les hommes de corvée qui déambulaient dans la cour centrale, s'arrêtèrent pour jouir du spectacle et admirer une présentation aussi remarquablement réglementaire. Après un bref entretien, on alla au bureau des détails. La passation des consignes, conduite comme une course contre la montre, s'effectua sans problèmes apparents. Le nouvel arrivant paraissait tout comprendre, ne posait pas de questions et donnait l’impression d'être très à l'aise devant une tâche évidente, facile et toute de routine. Laurier semblait un peu surpris d'une telle facilité d'assimilation. Il insistait parfois sur des points particuliers, mais comme à regret, comme pour satisfaire une conscience inquiète. La petite cérémonie prévue pour le départ de Laurier et l'arrivée du nouvel officier, se déroula très correctement au mess mixte, en fournissant à Fuhr l'occasion de souligner les mérites professionnels du partant, "appelé à d'autres fonctions", et de souhaiter la bienvenue à son successeur. Les journées se succédèrent ensuite, denses pour tous. Le lieutenant en premier passait tous les soirs au bureau des détails pour se rendre compte de la manière dont le sous-lieutenant s'acquittait de ses responsabilités. Apparemment, il semblait à l'aise et très sûr de lui. Il affichait l'ambition de simplifier une fonction que son prédécesseur s'était ingénié à compliquer, en multipliant les contrôles et en introduisant des pièces annexes internes, qui n'étaient pas prévues dans le règlement. Par ailleurs, Delpit tenait beaucoup à ce que ses fonctions administratives ne le coupent pas de la troupe, de l'entrainement au combat et de la conduite en zone désertique. Il ajoutait à ce programme l'idée très louable de se maintenir en forme, par la pratique du tennis et celle du cross, sports ou il se "défendait plutôt pas mal" selon ses dires.

-"Commencez par vos fonctions administratives. Le mois d'avril est particulièrement difficile à cause de la fête de Camerone. Pour le tennis il y a un club. Rien ne vous empêche d'y adhérer et de le pratiquer, comme le cross, en dehors des heures de travail. La femme de l'administrateur civil est de toute première force et nous avons, parmi les légionnaires, quelques bons coureurs de fond. Passez d'abord ce mois sur vos écritures. Une fois le 30 avril accompli, avec son cortège de cérémonies et la solde payée, vous aurez un peu de temps pour quelques tâches militaires et vos soirées pour le tennis. Le cross se pratique le matin, avant le début du travail. On s'entraine dans les dunes, pas loin du quartier. Avez-vous quelques problèmes dans vos nouvelles fonctions ou voyez-vous des difficultés à me signaler? C'est un travail qu'on n'a sûrement pas dû vous enseigner à l'Ecole spéciale militaire!''

-"Mon Lieutenant, il y a peut-être des problèmes, mais pour le moment je n'en ai aucune conscience. Je me trouve pris dans une sorte de routine, ou l'on me verse les recettes venues des mess et du foyer, tandis que je paie les fournisseurs et que je règle diverses factures. Laurier m'avait recommandé d'inscrire sur le registre comptable tous les mouvements de fonds au crayon, puis d'arrêter la comptabilité en fin de journée, de faire la caisse et de ne repasser le registre à l'encre, que si les écritures et les fonds concordaient bien. Dans le cas contraire, il fallait retrouver l'erreur, avant de transcrire les opérations à l'encre. Moi, je préfère coucher directement chaque opération d'une manière définitive. Il ne peut pas y avoir d'erreur si je procède ainsi. C'est en se livrant à un travail de recopiage qu'on risque la faute. Quelque chose me trouble cependant un peu, puisque vous me demandez de vous parler franchement. Nous avons dans le coffre des liquidités assez considérables et, au Trésor, un avoir important. Je sais bien que l'administration nous dote de manière à être financièrement autonomes pendant toute l'année. Mais alors nous avons une masse d’argent qui dort et qui subit une érosion monétaire plus ou moins rapide. Actuellement d’ailleurs, la dévaluation me semble s’accélérer un peu. Il serait astucieux de faire fructifier notre avoir, soit en achetant des marchandises qu’on stockerait, soit en augmentant notre cheptel dans la ferme de la compagnie, soit en plaçant l’argent sur un compte qui puisse rapporter des intérêts. Qu’en pensez-vous ? »

-« Avant de vous lancer dans des spéculations, commencez par gérer la comptabilité de la compagnie le plus simplement possible, en veillant à la régularité des opérations effectuées. Le capitaine va rentrer au milieu du mois prochain. Vous aurez alors un peu de pratique, du recul et vous pourrez lui soumettre vos idées. Il faut passer les fêtes de Camerone avant tout et récupérer le commandant de compagnie en titre. Moi, je ne suis chargé que de l’expédition des affaires courantes. J’ai besoin d’être tranquille sur nos finances. Pour ce qui concerne les écritures et la manière d’inscrire les mouvements sur le registre comptable, c’est votre affaire. »

-« A vos ordres, mon lieutenant ! » répondit Delpit avec un sourire vaguement déçu, comme s’il s’adressait à un supérieur un peu demeuré et plutôt pusillanime. »

(à suivre…)

Recueilli par AM