Outre les unités de la Légion, j’accompagnais et visitais des unités fort variées, depuis les goumiers des Tabors qui me faisaient les honneurs de leurs couscous, jusqu’aux tirailleurs africains, en passant par les algériens ou les marocains. C’est ainsi que je me trouvai un jour au pied du poste de Moto, élevé sur la colline voisine. Le poste qui surveillait la route pleine de trous était l’un de ces vieux postes construit en briques,rappelant fort les châteaux dont nous trouvons les ruines chez nous. Une muraille entourait la cour intérieure où les bâtiments de service et de logements s’adossaient à ladite muraille ; au coin, une tour de garde était destinée à la surveillance.

J’étais arrivé en fin d’après-midi et le programme avait été celui de toutes les visites de postes. Un temps de repos autour d’un apéritif, puis la messe célébrée sur une table pour les Européens qui le désiraient et les Africains catholiques. Ensuite, un repas chaleureux avec le chef de poste et les sous-officiers. On vivait toujours là une solide amitié virile. Le lieutenant de Coloniale qui commandait le poste était un cas : un colosse amoureux fou de ses soldats, fort connaisseur de la mentalité africaine et surveillé comme un enfant par son ordonnance, un noir aux petits soins. Même cet ordonnance avait tellement vu son chef consacrer une part de sa solde au bonheur de ses hommes qu’il avait pris sur lui l’argent : « il faut qu’il en reste, lui disait-il, pour tes enfants et ta femme. » Et c’était à ce soldat que le lieutenant demandait de l’argent de poche. Lorsqu’il revint en France, il prit avec lui ce soldat africain qui faisai partie de sa famille.

 

La soirée se passa au mieux, puis ce fut le coucher sur les brancards servant de lit. Au milieu de la nuit, éclatèrent des coups de fusil tout proches venant d’un village éloigné de quelques kilomètres. Au cours du petit déjeuner, la conversation porta sur cet incident : « Avez-vous un peu de temps ce matin, me dit le lieutenant, j’aimerais que vous veniez avec moi dans ce village suspect. » « Bien volontiers », lui dis-je. Et nous voici partis sur les diguettes au milieu des rizières. Devant nous, derrière les haies de bambou, serrées les unes contre les autres, les paillotes séparées par de petits étangs. Les portes du village franchies, nous voici marchant dans une ruelle. Le lieutenant se retourna vers moi et me dit : « Avez-vous remarqué, Père, qu’il y a beaucoup de cochons et de canards ? »

 

Devant nous apparurent le chef du village et ses adjoints. Leur tenue était classique : robe noire sur pantalon noirn turban noir sur la tête et, bien sûr, les poils de barbe tombant, à quelques-uns, du menton. Sourire bien sûr. Un Asiatique rit toujours ou plutôt sourit. Nous fumes invités à prendre le thé et la conversation se déroula longuement sur les sujets les plus divers. Ils savaient pourquoi nous étions là et nous savions qu’ils savaient. Mais la politesse exigeait qu’il y ait d’abord palabres. On en vint enfin à la question que tout le monde se posait. Et, sans un long discours, ils nous racontèrent que les boudhistes du village voisin, éloigné de quelques kilomètres, avaient participé il y a longtemps à la persécution au cours de laquelle un certain nombre de leurs aïeux avaient été mis à mort. La mémoire est tenace. Or, voici que l’on avait armé les catholiques de ce village, les considérant du fait de leur religion comme opposés aux Viet-minhs. Quelle belle occasion de faire payer à leurs ennemis leurs crimes du passé. Alors, ils sont allés faire la razzia du bétail dans une sorte de vendetta. Ce qui expliquait l’abondance du cheptel devenu catholique. Inutile de nous scandaliser. Il suffit de penser aux guerres de religion qui ont ensanglanté la France il y a seulement quelques siècles. Amélioration des choses : personne n’avait été tué. Seuls les cochons et les canards avaient changé de religion.

 

Je retrouvai plus tard le même genre de scène dans la région de Nam Dinh globalement catholique. Il fallut un jour que le capitaine Mattei arraisonne une jonque qui descendait la rivière. Avec une parfaite conscience, un curé et ses rameurs rapportaient pour leur paroisse tout un mobilier qu’ils avaient volé dans une pagode.

 

Il n’est pas toujours facile d’accepter d’autres cultures que la nôtre. C’est le moment sz faire mémoire de ce que nos anciens ont vécu.

Demain, "Un curé et trois femmes..."