Le séjour en Indochine était théoriquement de deux ans. Les rapatriements étaient subordonnés à la rotation des transports de troupes et n'intervenaient qu'après les 26 ou 27 mois. Les rapatriables des unités de Légion participaient aux opérations le plus longtemps possible et n'étaient regroupés à Saïgon que quelques jours avant l'embarquement. Ils étaient répartis en unités constituées (sections, compagnies) encadrées par des officiers et sous-officiers et représentaient l'effectif d'un bataillon.

Lorsque j'ai appris que nous allions embarquer sur un ancien cargo allemand rebaptisé DOBA, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un rafiot rongé par la rouille qui devait encore porter les traces des bombardements alliés sur les ports germaniques.

J'ai été surpris, en arrivant à bord, par les aménagements luxueux pour un transport de troupes. Les légionnaires étaient convenablement installés, les sous-officiers n'avaient pas à se plaindre. Les officiers étaient par cabine de deux avec tapis de haute laine, salle de bain avec lavabo et baignoire ou douche.

 

Officiers rapatriés:

- de la 13ème D.B.L.E. le capitaine René Noel, les lieutenants Amat, Guy Bonhem, Joseph Plantevin, Norbert Domigo, Meyer Maestrali et moi.

- du 2ème R.E.I.: le capitaine Guivarc'h ( commandant le détachement), les lieutenants Bousquet, Fesquet et Steiner.

- du 1er R.E.C.: le Lieutenant Arthuys. Il y avait en outre les lieutenants André Grousseau et Eggs, dont j'ai oublié l'affectation d'origine, un médecin capitaine; j'espère n'avoir oublié personne.

Le 5 Juillet 1950 dans la matinée, le Doba a appareillé. Tout le long de la rivière de Saïgon, nous avons longuement contemplé cette terre d'Indochine à laquelle nous étions tous très attachés. Au large du cap Saint-Jacques, j'ai revécu par la pensée le séjour de huit jours que j'y avais fait l'année précédente, au centre de convalescence, après une grave blessure et quatre mois d'hôpital.

Jusqu'à l'île de Ceylan, le voyage a été une véritable croisière sur une mer calme, condition idéale pour permettre aux organismes fatigués par le séjour et les blessures de récupérer. Pendant les opérations, nous mangions irrégulièrement et souvent chichement, et comme la dépense physique était grande, nous avions tous une mine efflanquée. A bord l'inactivité forcée, les repas et le thé servis chaque jour un quart d'heure plus tôt, en raison du changement d'heure, nous donnaient une impression de suralimentation.

A Colombo le DOBA a jeté l'ancre, en fin d'après-midi, à une encablure des quais pour une escale de quelques heures. Des palabres se sont engagées entre le commandant de bord, les responsables du détachement et les autorités locales pour déterminer l'éventualité d'une descente à terre. Seuls les officiers qui n'étaient pas de service à bord ont fini par être autorisés à débarquer. Comme sous ces latitudes il fait nuit à vingt heures, lorsque la chaloupe nous a amenés à quai, il faisait nuit noire. Quelqu'un, vu l'impossibilité de visiter la ville, a lancé l'idée d'aller dans un restaurant et nous nous sommes fiés au choix d'un chauffeur de taxi.

Nous étions en tenue d'été: pantalon, chemise manches retroussées et col ouvert. Notre arrivée a plongé dans une stupeur offensée la clientèle anglaise en tenue de soirée. Par la suite, comprenant que nous revenions d'lndochine, les Anglais nous ont regardés avec un certaine sympathie.

En sortant du restaurant, nous avons acheté quelques souvenirs au marché indigène. J'ai fait l'acquisition d'une canne en ébène dont la poignée représentait une tête d'éléphant. Puis nous avons regagné le Doba qui a appareillé dans la nuit.

Du voyage aller, j'avais gardé le souvenir d'un océan indien calme et ensoleillé.

Au retour le temps, d'abord maussade, est devenu mauvais et a rendu la mer difficile. Comme je n'ai pas le pied marin, je ne restais au carré que le temps de prendre un peu de nourriture et me réfugiais sur ma couchette où je supportais moins mal le tangage et le roulis.

Le Doba a suivi la frange de la zone perturbée, descendant presque jusqu'à l'équateur, pour remonter ensuite le long des côtes de l'Afrique. Le sextant était resté dans son étui, on ne voyait ni le soleil ni les étoiles et la position du navire devait être déterminée en fonction de la vitesse, de la durée du voyage et du cap suivi. Il n'y avait pas de radar à bord.

Le 20 juillet, tandis que Bousquet et Eggs jouaient aux cartes, Plantevin est monté sur la passerelle bavarder avec le Commandant du DOBA et il lui a demandé la position du navire : "Nous longeons les côtes d'Afrique, nous devons en être assez près" a répondu le commandant. Plantevin a pris congé en lançant une boutade: "Ne nous jetez pas sur la côte". "Aucun danger, je vais donner l'ordre de mettre cap à l'est, vers la haute mer pendant toute la nuit et demain nous nous rapprocherons de la côte.

Ce que tous deux ignoraient, c'est que le navire se trouvait alors dans l'angle formé par la côte et la presqu'île de Ras Hafun, qui se trouve à environ 150 km au sud de la corne de l'Afrique. En mettant cap à l'est, le Doba longeait la côte méridionale de la presqu'île.

Vers une heure du matin, juste au moment où Bousquet, la partie de cartes terminée, rentrait dans la cabine que nous partagions, une violente secousse m'a tiré de mon sommeil. Je n'ai pas réalisé tout de suite parce que le navire était souvent soumis à de fortes vibrations en raison de l'état de la mer. Bousquet a regardé par

le hublot et s'est écrié : "Nous sommes échoués!" "Ne déconne pas" lui ai-je répondu.

 

Le bateau s'est alors brusquement penché sur tribord et j'ai vu Bousquet partir à la renverse, traverser la cabine et tomber dos contre la porte qui se trouvait en face du hublot. Le bateau s'est redressé, je suis allé jeter un coup d'oeil par le hublot et j'ai vu la masse sombre d'une côte escarpée à une centaine de mètres.

Enfiler short, chemise, chaussettes et chaussures, coiffer le képi, ne demande que quelques secondes. Le signal d'alarme retentissait. je suis allé dans le couloir qui desservait le pont supérieur. Au moment où j'allais sortir, une vague a déferlé sur les superstructures du navire et balayé le pont. J'ai attendu la vague suivante et me suis précipité sur l'échelle extérieure qui conduisait au pont inférieur avant l'arrivée de la troisième vague.

Le Doba était stoppé parallèllement à la côte visible à bâbord, flanc aux lames qui s'écrasaient contre la coque et repassaient au dessus du navire. Tout le monde se regroupait dans les coursives de bâbord, sans panique malgré une gite qui avait d'abord été inquiétante. Nous avions compris que le bateau s'était encastré dans les rochers et qu'il ne risquait plus de chavirer.

Le hasard m'a amené à côté d'Eggs qui avait fait toute la campagne de Lybie avec la 13ème D.B.L.E. Il m'a dit :

- "Avec ton short, tu vas te faire brûler les jambes dans le désert, va mettre un pantalon". Je suis remonté dans la cabine en passant entre deux vagues. J'ai ouvert ma cantine pour prendre un pantalon, que j'ai enfilé.

J'ai alors pensé à l'eau. Mon bidon en main, j'ai ouvert le robinet de la baignoire mais il en coulait du mazout: les réservoirs étaient défoncés, les soutes noyées. J'ai pris une serviette de toilette, quelques mouchoirs et la canne achetée à Colombo.

En passant devant la cabine voisine, j'ai vu Steiner allongé par terre. Je me suis approché pour le relever, il m'a dit :"Laisse moi crever ici!"

Il était malade à cause de l'odeur de mazout qui avait envahi tout le bateau et qui me donnait des nausées.

J'ai appelé un camarade, nous avons sorti Steiner qui a commencé à récupérer en arrivant à l'extérieur.

Lorsque je suis revenu dans la coursive, j'ai constaté que la discipline avait joué. Les légionnaires, pourtant issus de régiments différents, s'étaient regroupés autour de leurs cadres, malgré l'encombrement des coursives.

Pour l'évacuation du Doba, il avait semblé préférable d'attendre le jour. Le commandant en second du navire a d'abord fait passer la première consigne: interdiction formelle de prendre le moindre bagage. La question de l'eau me tourmentait car, quelques jours auparavant, j'avais vu des membres de l'équipage vider des tonnelets de secours pour les nettoyer et préparer leur remplissage à Djibouti. Je me demandais s'il y avait une réserve d'eau potable à bord?

A l'aube, un sous-officier qui avait été moniteur de natation à Sidi-Bel-Abbès a dit :"Je vais faire un tour sur la plage". Avant que quiconque ait pu réagir, il avait plongé. A l'abri de la coque, il y avait une surface triangulaire relativement calme dont le bateau formait la base. Les vagues qui passaient à l'avant et à l'arrière du navire se rejoignaient à la pointe du triangle et formaient une barre sur les côtés latéraux de ce triangle.

Le plongeur pris dans cette barre ne pouvait ni avancer, ni reculer. Par bonheur, il a pu s'accrocher à un rocher, mais il se trouvait dans une situation critique et nous a crié :"Si vous ne venez pas me chercher, je ne tiendrai pas longtemps".

Le commandant en second et le bosco ont fait mettre une baleinière à la mer; de longs rouleaux de cordages la reliaient au bateau, Elle s'est avancée en direction du naufragé quand soudain, une vague l'a soulevée et l'a propulsée jusqu'à la plage, où elle est arrivée sans dommages.

Le filin passait heureusement près du rocher où était agrippé le sous-officier. En faisant riper le cordage le long du bord, des légionnaires ont réussi à l'amener à portée du nageur qui a pu le saisir, a été halé hors de la barre et a rejoint le bord.

L'histoire de ce sous-officier a mis en évidence le fait que l'évacuation ne serait pas aussi facile que chacun le croyait et qu'il faudrait utiliser un va-et-vient, en utilisant le filin qui reliait la chaloupe de la plage au Doba.

Avant de reprendre le récit, je voudrais préciser que, dès l'échouage du Doba, le radio du bord avait lancé les S.O.S. Il avait été entendu par un poste anglais mais ses connaissances trop sommaires rendaient la communication difficile. Le Lieutenant Eggs avait pris le relais au poste radio et c'est ainsi que nous avons appris qu'un remorqueur parti d'Aden se dirigeait vers le Doba.

L'abandon du Doba.

Nous avions longtemps observé la côte où nous allions débarquer. Une élévation rocheuse abrupte nous barrait l'horizon. Tout un pan de cette masse s'était détaché et avait glissé jusqu'à la mer, en un seul bloc dont la base formait une falaise infranchissable alors que la partie supérieure constituait une vaste table relativement plane, qui serait utilisée comme lieu de regroupement. Les éboulis, transformés en sable par l'érosion éolienne, s'étaient accumulés sur la partie ouest de l'éboulement et descendaient en pente jusqu'à la mer qui baignait des rochers immergés.

Je commandais la première section, composée uniquement de sous-officiers en surnombre, et la deuxième section, qui avait une structure normale. Toutes les sections avaient un effectif de 30 hommes. Il avait été décidé que l'évacuation se ferait dans l'ordre de numérotation des sections. Des radeaux pouvant porter chacun six personnes ont été mis à la mer et attachés à proximité de l'échelle de corde accrochée au flanc du Doba, à la limite arrière de la coursive de bâbord. Le commandant en second du bord, assisté du capitaine Noel, dirigeait la manoeuvre en haut de l'échelle. Le bosco, en équilibre au ras de l'eau sur un radeau, a d'abord attaché deux radeaux l'un derrière l'autre. Au premier radeau,, il a fixé le filin qui reliait le bateau à la chaloupe échouée sur la plage, pour permettre le halage à partir de la grève. A l'arrière du second radeau, il a attaché un autre filin, pour assurer le retour des radeaux jusqu'au Doba.

Douze sous-officiers de la première section ont pris place, remorquant un cordage destiné à l'installation d'un second va-et-vient à partir de l'avant du bateau. Ils ont été halés jusqu'à la côte. Le deuxième train de radeaux a été mis à l'eau mais les courants qui passaient à la proue et à la poupe du navire convergeaient et les deux trains s'entremêlaient. Il a donc été décidé de n'utiliser que le premier mis en place.

Mes deux sections ont été transbordées en cinq rotations. J'ai quitté le navire à la sixième rotation, avec les premiers éléments de la section du Lieutenant Meyer. Les coquilles de noix étaient secouées par les courants; un légionnaire, déséquilibré par un choc, est tombé à l'eau. Meyer qui était une force de la nature l'a attrapé par un bras et l'a tenu jusqu'à l'arrivée où il fallait parcourir quelques mètres sur les rochers

immergés et glissants.

Dans la matinée, deux avions italiens ont survolé le Doba et largué des colis qui sont tombés sur la pente au-dessus de l'éboulement. Des légionnaires sont allés les chercher. Leur espoir d'y trouver du tabac ou du ravitaillement ne s'est pas réalisé; il s'agissait de matériel médical de première urgence. Un message, fixé à l'un des colis, nous signalait qu'une colonne de secours allait se diriger vers les naufragés.

Le journal de la marine marchande du 27 juillet 1950 signale qu'il y avait sur le Doba 490 militaires et 58 hommes d'équipage. Il a donc fallu 46 rotations pour amener tout le monde à terre. Il n'est pas étonnant que l'évacuation ait duré une dizaine d'heures.

Dans l'après-midi, de la plage, nous avons vu quelques membres de l'équipage mettre une chaloupe à la mer et y entasser des paquets et des valises. Autour de moi j'ai entendu des murmures. Les légionnaires trouvaient inadmissible qu'on leur ait imposé de laisser à bord tous leurs objets personnels alors que l'équipage ne respectait pas la consigne. A un moment où il n'y avait personne sur la chaloupe, la haussière arrière s'est décrochée; celle de l'avant a cédé à son tour. La chaloupe, emportée par le courant, a très vite chaviré, à la grande joie des spectateurs satisfaits de cette justice immanente. Du chargement de la chaloupe, un tonnelet de trente litres d'eau et quelques cageots d'oranges ont seuls été rejetés sur la grève et récupérés.

C'est le seul ravitaillement dont nous devions disposer.

Il ne restait à bord que la section du Lieutenant Steiner, lorsque le commandant du Doba a été évacué. Il était anéanti et est arrivé à terre porté par des légionnaires; il n'avait même pas enfilé des chaussures et était en pantoufles. Le lieutenant Steiner est descendu le dernier par l'échelle qui conduisait aux radeaux. Il n'y avait plus personne à bord: le Doba était devenu une épave.

A la fin du récit de cette évacuation, je voudrais porter témoignage de l'admiration que nous ont inspirée le commandant en second du Doba et le bosco qui se sont comportés en vrais marins.

Les légionnaires sont toujours très attachés aux animaux. Aussi nul ne s'est étonné de constater la présence sur la grève d'un singe, d'un chien et d'un boa, embarqués clandestinement à Saïgon. Le sergent Delille (enréalité Droubaix) était monté sur un radeau après avoir enroulé le boa sur son abdomen, caché par sa chemise. Je connaissais bien Delille, qui était dans ma section en Indochine. Je l'ai revu quelques mois plus tard à Sidi-Bel-Abbès et lui ai demandé des nouvelles de son reptile. Il avait du s'en séparer et l'avait vendu à un cirque doté d'une ménagerie.