L’imagination est la faculté de se représenter par l’esprit des faits, des rêveries, il m’est arrivé en écoutant une émission radio très passionnante d’être hypnotisé par le sujet présenté. Souvent, Invariablement et frustration assurée, la réalité du quotidien, m’imposait de ne pas pouvoir écouter jusqu'au bout, je devais, malencontreusement, vaguer à une toute autre occupation beaucoup moins intéressante…

Dans le même ordre d'idées, j’ai été quelques fois, témoin lors de discussions avec certains de mes camarades de l'arrêt de leur confidence par un trop plein d'émotions ou de pudeur.

Fort de cet avant propos, je fais partager ce témoignage "arraché" au capitaine (er) Louis Perez-y-Cid, mon ami de longue date, réponse destinée à monsieur Jean Balazuc suite à son article sur: «les émeutes au Maroc en 1955.

Un témoignage émouvant à lire comme un roman historique qui reprécise l’Histoire telle qu’elle n’est plus aujourd’hui présentée ou souhaitée pour des raisons souvent inavouables… D'autres titres auraient pu être mis: "Sauvés par la Légion !" ou "une manière comme une autre d'expliquer le pourquoi d'un engagement..."

Les deux frères Perez Y Cid réussirent de belles carrières à la Légion étrangère. " CM

  Réponse à Monsieur Jean BALAZUC. Du capitaine (er) Louis PEREZ Y CID:

 

 "Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais votre article sur les « émeutes » au Maroc en 1955, que j’ai lu avec beaucoup d’émotions, m’a renvoyé dans le passé.

En retour je vous livre le souvenir d’un enfant qui vivait en ces lieux à cette époque, sauvé par des légionnaires aux mines des Aït-Amar.

 

Cet événement est une partie très personnelle de ma vie et je ne voyais pas la raison d’en faire état mais l’un de mes amis légionnaires, le Chef de bataillon (er) Christian Morisot voyait la chose différemment et me persuada de le faire, d’où cette réponse un peu tardive.

En général l’homme mûr ou le vieil homme qui se souvient de son enfance à du mal à se défendre d’embellir l’image qui ressurgit en lui; il force le beau, le pur ou au contraire le tragique, le profond et surtout il a tendance à projeter les pensées, les problèmes et les mélancolies de son midi ou de son soir. Ce n’est pas simple, mais j’essayerai de faire court et d’être le plus discret sur mes origines, banales d’ailleurs, et n’en dirai que ce qui me semble prendre un sens dans ce court texte.

 

Eté 1955.

Né à Jérada (mines de charbon) près d’Oujda, j’allais vers mes 6 ans. Avec ma sœur 10 ans et mon frère 7ans nous étions cet été là chez une tante maternelle aux Mines des Aït Amar ou mon oncle œuvrait comme mécanicien. L’air de la montagne y était moins chaud que dans la plaine.

 

En 1955, le gros de ma famille maternelle travaillait au plateau des phosphates. Famille espagnole (Cordoue, Andalousie), elle était répartie entre le village d’Oued-Zem et celui de Khouribga. Seule une tante avec son époux et ses deux enfants vivaient aux mines des Aït Amar dans le djebel.

Nous habitions à Khouribga (mines de phosphates). Mon père, dont je me souviens peu, car décédé quelques temps auparavant, était également Espagnol (Ayaris, Galicie). Ma famille paternelle était éclatée entre une tante qui gardait la ferme familiale en Galicie, un oncle au Venezuela et mon père ici au Maroc. Tous deux républicains combattirent les fascistes, franquistes et autres. Mon père fit cette guerre civile dans l’armée de l’air, navigant sur bombardier basé à Tarragone.

Début 1939, tous deux s’exilèrent par bateau sur Oran. Ils rejoignirent des milliers d’autres réfugiés au « camp Morand » pour finir tous deux dans l’univers concentrationnaire des camps aux portes du Sahara attelés à la construction de la voie ferrée transsaharienne connue sous le nom de « Méditerranée-Niger » surveillé par l’armée Française et la Légion étrangère. Mon père était au camp de Colomb-Béchar.

Novembre 1942, l’opération « Torch », débarquement des alliées en Afrique du Nord. Ils furent libérés début 1943, malheureusement ils ne se revirent plus jamais…mais c’est une autre histoire.

 

 

Aït-Amar (mines de fer) 20 Août 1955.

Isolé en plein djebel, sur un piton se trouve une petite place en terre battue entourée de quelques maisons de mineurs ou vivent une cinquantaine de Roumis (Européens). De l’autre côté d’un grand talweg des trous dans la montagne marquent les entrées des mines et un peu plus bas se situe le Douar ou vivent les ouvriers marocains.

      Depuis quelques semaines des bruits de « troubles » circulent et des enfants plus âgés que moi s’amusent à crier « ils arrivent » aussitôt sanctionné d’une torgnole, à force de crier au loup… L’inquiétude est palpable même pour un enfant de mon âge. 

Personne ne s’attendait à une attaque aussi soudaine que brutale.

Il est environ 14h00 lorsque ma tante nous réveille de la sieste en criant « ils arrivent ».

En culotte à moitié endormi nous sortons pour rejoindre un groupe de femmes et d’enfants sur la petite place, je ne comprends pas trop la situation mais je me rends bien compte qu’une peur panique règne. Une jeep arrive en trombe, un homme nous annonce « qu’ils » ont attaqué la mine, une poignée de gosses embarque et il fonce aussitôt.

       Toutes sortes de véhicules arrivent en trombe, récupèrent une poignée de gens et repartent. L’infirmière de la mine reste sur place avec sa famille, d’autres familles avec des fusils de chasse se barricadent avec elle à l’infirmerie. Une voiture de sport à deux places, décapotable, s’arrête près de nous et ma tante nous balance littéralement tous les trois, ma sœur, mon frère et moi sur le conducteur, Monsieur « Cazo ». On s’entasse à trois sur le siège passager et l’homme fonce sur la piste qui monte vers la zone technique où il nous dépose quelques minutes plus tard devant la villa isolée de l’ingénieur, puis repart.

C’est une villa avec un étage et un toit-terrasse plat, elle est entourée d’une clôture en grillage.

A l’étage de la villa une femme nous amène dans une pièce aux fenêtres calfeutrées avec des couvertures et quelques planches. Ce sera notre abri à nous les enfants, une douzaine dont trois bébés dans les bras de leurs mères qui pleureront sans cesse, mon cousin Gérard a 14 jours. Dans le salon où les adultes sont réunis un homme explique que l’attaque est menée par la tribu « Smaala » de la région de Khénifra (150 à 200kms plus à l’Est dans l’Atlas).

A la fin de la réunion des hommes avec des fusils de chasse et certains des revolvers se postent aux fenêtres. Nous étions au total un peu plus d’une trentaine dans la villa et plus d’une vingtaine se serait barricadée autour de l’infirmerie sur la place.

Avec mon frère et d’autres petits nous courrons sans cesse dans les couloirs, cette insouciance des enfants excède les adultes angoissés. Mon oncle y met un terme en poussant quelques « gueulantes ». La chaleur devient vite étouffante. Il fait soif, l’eau du robinet a été empoisonnée nous dit-on et les quelques bouteilles d’eau sont réservées aux enfants, mais au compte goutte.

Des hurlements et des coups de feu nous parviennent, la bataille est engagée sur la place autour de l’infirmerie. Très vite des assaillants parviennent jusqu’à nous et des coups de feu claquent de partout. Les bébés ne cessent de pleurer et quelques femmes à genoux au milieu de la pièce prient en pleurant, le chapelet à la main et le voile noir sur la tête. Avec ma sœur et mon frère, nous nous sommes blottis dans un coin de la pièce. Dans le reste de la maison les femmes et les hommes tiennent les assaillants à distance. De temps à autre Pierrot notre cousin de 18 ans (d’une autre tante) venait nous rassurer.

          La nuit commence à tomber lorsque tout s’arrête. Les assaillants s’agenouillent pour la prière du soir autour de la villa et leurs prières montent jusqu’à nous. Durant de très nombreuses années cette prière collective à haute voie m’est restée gravée, de manière inconsciente, comme le signe d’un danger.

Profitant de cette accalmie les adultes reprennent la confection des grenades artisanales et des cocktail-Molotov qu’ils placent dans des boîtes aux pieds des fenêtres.

Il fait nuit lorsque l’attaque reprend par deux grosses explosions, la maison a brusquement penché sur un côté, ils ont réussi à placer des bouteilles de gaz contre la porte d’entrée et les ont faite exploser. Dans notre pièce des morceaux du plafond tombent et des fissures apparaissent sur les murs, c’est alors que tout s’embrase ; coups de feu, bruits d’explosions, hurlements. Nous entendons courir sur le toit-terrasse au dessus de nous, il pleut des morceaux du plafond dans la pièce.

        Après un temps interminable, plus d’une demi-heure, les assaillants se retirent. Les blessés sont soignés dans notre pièce qu’éclairent un grand nombre de bougies. Monsieur Cazo, le frère de celui qui nous avait amené ici, est allongé au sol juste devant nous, la poitrine déchiquetée. En jetant une grenade artisanale par la fenêtre il n’a pas vu que la moustiquaire s’était refermée, le projectile a rebondit sur lui. Sans dire un mot, nous observons tous trois sa douloureuse agonie jusqu’à sa mort.

        Les bougies de la pièce sont éteintes depuis longtemps lorsqu’une fusillade éclate sur le toit puis dans l’escalier qui monte à l’étage. Le silence revient, la nuit est longue avec de temps en temps un coup de feu ici où là. Un homme passe dans la pièce et nous dit qu’il faut respirer à travers des chiffons, « ils » nous ont balancé des bouteilles d’éther venant du stock de l’infirmerie.

 

Peu de temps après un bruit lointain de moteurs de camions nous amènent un sursaut d’espoir. Il est demandé à mon oncle, en sa qualité de mécano, d’identifier les moteurs ; GMC de l’armée ou MACK de la mine ? Il grimpe sur la terrasse pour mieux écouter.

Dans le noir j’entends une partie du plafond s’écrouler. Black-out pour moi, je suis dans les pommes enterré sous des gravas. Mon frère me tiendra la main jusqu’au bout.

J’ouvre les yeux lorsqu’un légionnaire me soulève dans ses bras, mon frère est porté par son binôme alors que d’autres légionnaires fouillent les décombres. Il était trois heures du matin environ.

Les légionnaires ont placé des matelas au fond des GMC, nous nous sommes installés dessus avec quelques barres chocolatées offertes de leurs rations individuelles. Plus tard en tant que légionnaire lorsque je prenais une barre chocolatée de ma ration marquée AFN, je pensai systématiquement à cet instant, c’était inévitable.

La piste jusqu'à  l'Oued-Zem fut longue et parsemée d’embûches. Mon oncle et mon cousin "Pierrot" ainsi que d’autres hommes volontaires sont restés pour identifier les cadavres horriblement mutilés. Personne n’a survécu sur la place autour de l’infirmerie. On parle d’une quinzaine de personnes appartenant à la mine à quoi s’ajoute une dizaine de personnes n’y appartenant pas, comme cette famille venue de France pour un baptême où tous périrent, même le bébé récemment baptisé.

Ils nous ont rejoints aux « municipaux » d’Oued-Zem, transformé en camp de « sinistrés ». Là nous apprenons qu’Oued-Zem, Khouribga et d’autres villages furent attaqués également.

Regroupement du côté d’Anfa à Casablanca pour être recensé et ventilé vers nos familles.

 

Khouribga.

Sur la terrasse devant la maison toute la famille se regroupe régulièrement autour de la radio qui égrène la liste des morts et des disparus aux émeutes de Casablanca, Oued-Zem, Khouribga etc…. Eux même avaient subi une attaque d’envergure et survécurent grâce l’action de la Base Aéronavale (la BAN) de Khouribga

Ma mère, dans un état « semi-comateux » redoute la liste des Aït-Amar. La radio lui avait déjà annoncé un beau-frère et une nièce parmi les morts d’Oued-Zem.

Malgré une foi inébranlable en Dieu et avec un certain gonflement du culte marial, elle ne parvient pas à comprendre cette épreuve divine; le rappel à Dieu prématuré de son mari et maintenant celui de ses trois enfants, car elle était persuadée que personne n’avait pu s’échapper de cette souricière isolée dans le djebel.

Nous avons fait Casablanca –Khouribga par le train. Une route d’environ 200 mètres de long s’épare la gare de notre maison et il m’est impossible de décrire ce moment ou elle réalise que nous sommes vivants, cela s’apparente à une croyante qui assiste à un miracle divin.

 

Epilogue

Par sa foi et son humanité, ma mère a su nous faire « oublier » cette parenthèse tragique et nous faire aimer ce pays comme le notre et ses habitants comme nos frères.

Elle est décédée dix ans plus tard, nous habitions toujours au Maroc et plus aucune famille sur place. Le hasard du lieu de résidence de mon tuteur désigné m’amena vers un autre pays étranger, la France.

 

A la légion étrangère

J’ai eu l’occasion de connaître l’adjudant-chef Koesler, à l’époque légionnaire au 4°REI lorsqu’il participa à la sécurisation d’Oued-Zem ainsi que le légionnaire H. Krombhoz à Khouribga.

Tous deux m’ont raconté les événements vus du côté légion et l’état des victimes.

L’adjudant-chef Koesler m’a indiqué que le Lieutenant Grosjean avec « un peloton » était intervenu aux mines des Aït-Amar. J’ai pu en parler au général Grosjean, il m’indiqua que c’était son frère qui fut au Maroc. Malheureusement je ne l’ai jamais rencontré.

 

NB : "Des faits précis sont gravés dans ma mémoire mais j’étais trop jeune pour les ordonner chronologiquement. Je remercie mon oncle, le mécano, le dernier qui en détient la mémoire, il m’a aidé à placer tout cela dans le bon ordre."

 

capitaine (er) Louis Perez Y Cid