LA GUERRE – L’HUMILIATION – LE CHEMIN DE CROIX.

               Préambule : Le lieutenant-colonel Robert TAURAND est né le 9 mars 1919 à Montbéliard (25). Il est décédé à l’âge de 99 ans le 19 juillet 2018 à Gagny (93). A 18 ans il s’engage au 98ème RI de Bourges, en 1937.Il est sergent-Chef en 1940 lorsqu’il est fait prisonnier. Il s’est évadé le 19 octobre 1940, et rejoint l’Armée en zone libre. Démobilisé en 1942, il repasse en zone occupée et s’engage dans la Résistance à Paris.

               Il poursuivra sa carrière militaire en étant particulièrement impliqué dans le domaine sportif. De 1953 à 1955 il commandera une compagnie du 5 REI au Tonkin. Le 26 juin 1955, il est affecté en Tunisie avec la 13ème DBLE. Il y poursuivra sa carrière dans les compagnies méharistes sahariennes. De retour en Métropole, après avoir commandé divers services de sport, il prend le commandement du Bataillon de Joinville de 1967 à 1969.

               Il prendra sa retraite en 1971. Il était membre de l’A.A L.E de Paris.

 

Le chemin de croix… Il dura 8 jours.

Et nous marchions… et je marchais !

Mon corps et mon esprit écrasés du poids de l’humiliation…et bientôt de celui de la fatigue.

Et nous marchions … et je marchais, moi, le vaincu, le captif, sur ces routes de France et de Belgique, dans un décor de ruines, de désolation, de danger, sans réaction, vidé de toute force, accablé, anéanti !

                Tout la haut dans le ciel éclatant d’un bleu azur, sous une chaleur torride, tournaient tels des rapaces, des centaines de corbeaux noirs, croassant, attendant le moment propice pour fondre sur les carcasses de ces centaines de chevaux tués durant le combat des hommes. Oui, par centaines, encore attelés aux canons de 75, 105 et 155. Ils sont là, gisant dans les fossés, les corps gonflés, les jambes raidies par la mort, souvent tournées vers le ciel, comme adressant un suprême adieu à ceux qui les ont utilisés dans cette action funeste !

 

 

               Et le spectacle de ces innombrables vaches dans les prairies, partout abandonnées, qui sans cesse beuglent, plutôt gémissent, appelant à l’aide, le pis gonflé à en éclater et souffrant le martyr.

               Que dire, sans en éprouver une peine immense, de cette longue file de pauvres humains, femmes, enfants, vieillards, en exode, fuyant, apeurés, bousculés, insultés par les maîtres du moment, marchant sans but, après avoir tout abandonné. A près de 70 ans passés, des images me reviennent comme ces enfants accrochés aux basques de leur mère, serrant bien fort dans leurs bras cette poupée, trésor à protéger avant tout. Et ces gamins, pliant sous le poids d’un baluchon, et stoïquement tenant en laisse une chèvre maigrelette, qui peut-être servira de festin demain.

               Quelle tristesse ce long cortège de cette population dans la détresse, traînant voiture à bras, voitures d’enfants, brouette, charrette et tout autre moyens pour transporter infirmes, blessés, enfants épuisés… Et voir aussi ces femmes et ces vieillards pliant sous le poids de pauvres bagages représentant si  peu de choses alors que l’on a tout abandonné !                

               Partout les fossés débordent de carcasses tordues, touées, brulées, de chars, camions, véhicules  militaires et civils, d’armes cassées, de canons éclatés, de vélos, motos écrasées, et pour ajouter, tous ces animaux tués, ce bétail dont les corps sont en complète décomposition sous le soleil de mai… dans une ambiance de puanteur insupportable.

               L’avoir vécu durant les 8 premiers jours de ma captivité reste un souvenir durable profond !

Dans ce décor apocalyptique, conséquence des combats passés, nul ne peut rester insensible et ne pas ressentir le gout amer de la mort, du sang, de la peur, des larmes, de la souffrance, de la sueur froide et d’en garder une cicatrice sensible, très longtemps…

               Mais dans l’instant présent nous marchions, je marchais, traînant mes brodequins cloués, mes bandes molletières et bien sûr la capote aux pans relevés, toujours le ventre presque vide, la gorge sèche, les yeux auréolés de poussière noircie, durcie par la sueur et surtout attentif aux réactions brutales de nos gardiens SS de Rommel et Reinhardt. Certainement bien dressés, éduqués pour cette mission.

               Quel mélange sur ces routes défoncées, poussiéreuses, truffées de trous de bombes, aux ponts détruits

               -Colonne de prisonniers, servant de boucliers, qui ne cesse de grossir, encadrée, surveillée, remise vite en bon ordre, avec menace permanent d’armes automatiques par des geôliers très nerveux, peu humains.

               -Colonne militaire, motorisée ininterrompue de la Division Rommel, aux hommes imperturbables, fiers, impassibles et hautains, se dirigeant vers le front, qui se déplace vers l’Ouest, mais dont on perçoit très distinctement le grondement des armes lourdes et les bombardements de la Luftwaffe.

               -Colonne de dizaines d’ambulances militaires allemandes venant du front, évacuant des blessés, et ils sont très nombreux, vers l’Est où sont placés les hôpitaux de campagne.

               -Colonne de cette population française, belge, luxembourgeoise dont j’ai parlé plus haut, en cruel exode, sans cesse repoussée par le déplacement des combats. C’est pour moi consternant que nos Armées n’ont pu empêcher ce désastre ! Je le ressens comme une faillite totale de notre pays

               Et nous marchions…et je marchais…260 kilomètres en 8 jours

Passage dans des villages vides, certains sinistrés par des bombardements mais servant déjà de base de regroupement pour l’Armée allemande…

               Hirson, Chimay, Rocroi, Firmay, Givet, Beautaing, Wellin, Neufchâteau…8 jours où chaque soir nous sommes parqués comme du bétail dans des prairies, des champs avec attribution d’un quart de pain noir, 20 grammes de végétaline sans saveur, et d’un quart d’eau certainement puisé dans  la rivière. Malheur à celui qui n’a pas de récipient pour récupérer l’indispensable breuvage.

               Je ne résiste pas à vous raconter cette histoire vraie :

« Un soir, il faisait presque nuit, nous étions parqués deux à trois mille dans un carré de  verdure, vite entouré de barbelés articulés, où, ce trouvait par hasard, sous un abri de branches que n’avaient pas vu nos geôliers, une vache bien en chair- Une belle et bien vivante vache- Quelle aubaine !

               Le lendemain, au départ, il ne restait que la carcasse et la peau de la pauvre bête.

               Pas de feu, pas de cuisinière, pas de four, pas de barbecue…et la vache a quand même été mangée… moi, je n’y ai pas gouté. »

               Et le 27 mai 1940, après avoir marché, marché sans cesse, nous arrivons à Neufchâteau en Belgique. Nous sommes épuisés, les pieds blessés, le cœur lourd. La cour immense d’une exploitation agricole servant de domicile, sans couchage, sans confort sanitaire, toujours sans eau. Comme nous les officiers sont parqués à proximité et subissent le même sort, avec interdiction de contact. J’ai aperçu des colonels, des généraux… quel outrage !

               Oui, c’est bien un désastre, une faillite comme je l’ai déjà dit.

               Deux jours ont passé et je réagis. Il va falloir faire quelque chose, il va falloir s’évader, reconquérir ma liberté. C’est décidé.

Le lieutenant-colonel Robert TAURAND  (Sergent-Chef en 1940) s’est évadé le 19 octobre de la même année.

 

                                            Retranscription : Major (er) Hubert MIDY-FSALE-