Le général Zinovi Pechkoff et le lieutenant-colonel Gabriel Brunet de Sairigné - 13ème DBLE - Cochinchine 1946

Toute civilisation a ses grands blessés. Dans tous les pays de l’Europe, et sans doute aussi en Amérique, vivent des hommes pour qui la vie est un supplice. Les uns ont été accablés par des deuils, des accidents et le spectacle des endroits où ils ont été malheureux leur est devenu insupportable.

D’autres ont souffert par leur propre faute; ils ont commis quelque action grave qu’eux-mêmes réprouvent; ils se sentent justement méprisés et savent qu’ils ne pourront se transformer qu’en échappant à leur passé. D’autres enfin, citoyens de pays bouleversés, ne peuvent s’adapter à des moeurs nouvelles; ils n’ont d’autres ressources que de s’expatrier.

 

A tous ces êtres, à tous ceux que Dostoïevsky appelle les Humiliés et les Offensés, La Légion étrangère offre un refuge.

 

Là peut venir le Russe qui n’a pas acceptée le Bolchevisme, qui a été ruiné par la Révolution et qui, n’ayant pas été élevé à vivre en salarié, ne peut s’y résoudre. Là peut venir l’officier ou le sous-officier allemand dressé depuis sa jeunesse à une discipline militaire et qui n’en tolère pas d’autre. Là peuvent venir le Belge, le Suisse, héros de quelque drame terrible autour duquel ils souhaitent l’oubli. Tous sont reçus avec une confiance qui leur refait une dignité. Ils ne donnent leur nom véritable que s’ils le veulent. Ils sont délivrés d’eux-mêmes. L’action virile remplace pour eux les réminiscences stériles. Au lieu de la vie médiocre des faubourgs d’une grande ville, ils vont vivre une aventure noble. Ils seront, certes, soumis à une discipline, mais la discipline militaire est tout le contraire de l’esclavage; elle ne veut blesser personne parce qu’elle est égale pour tous. Un ancien officier de la garde impériale russe ne veut pas devenir le serviteur d’un petit tyran local; il peut sans aucune honte être soldat et obéir aux ordres de ses officiers. A la Légion, comme au monastère, se réalise la parole: “Celui qui perdra son âme la sauvera”, et on pourrait ajouter: “celui qui perdra son nom se retrouvera”.

 

Dans le livre du commandant Pechkoff lui-même, un de ses chefs qui savent relever “Les Humiliés et les Offensés”, on voit passer avec émotion ces figures à la fois superbes et brutales de héros au passé tumultueux. On y sent comment tous comprennent au bout de peu de temps la grandeur de l’oeuvre à laquelle ils sont associés. La Légion étrangère a hérité de la mission de la Légion romaine. Parmi les hommes qui s’y engagent, certains n’auraient pas souhaité servir la France; peu importe: en même temps que la France, ils servent ici la civilisation. Partout où passent les légionnaires, des routes sont tracés, des maisons s’élèvent. Ici l’Européen remplit pleinement ses devoirs d’éducateur technique. On montre au Maroc la ville qu’avaient construite les légions romaines, Volubilis; on y montrera dans quelques siècles l’oeuvre de la Légion inscrite dans ce sol riche, à l’ombre des palmeraies. Quand on pense au Chef admirable qui a rendu possible cette réussite, au maréchal Lyautey, ce sont les vieux mots romains qui montent aux lèvres; on a envie de l’appeler le Proconsul et de lui donner comme surnom: Africanus.

 

 

Il y a trois ans, je ne connaissais pas le Maroc. Quand je fus invité à y venir, avec d’autres écrivains français, je me souviens que je partis avec un peu de méfiance. Qu’allais-je trouver là-bas ? Sans doute deux civilisations justaposées et ne se comprenant pas, des indigènes hostiles et des Français mécontents ? Il ne me fallut pas longtemps pour apercevoir mon erreur. Ce que je vis, ce fut un pays où tout était bien fait, où les routes étaient plus belles que les routes d’Europe, les usines plus précises, l’hygiène plus parfaite, où les villes étaient construites avec un souci d’art et d’ordre qui n’existe sans doute nulle part au même degré, où des pachas arabes rendaient la justice sous la protection de la force française. On avait su sauver une civilisation ancienne sans renier la technique occidentale. Avec moi voyageaient des industriels anglais, des journalistes américains qui, tous, disaient leur admiration. Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé en aucune circonstance une impression de réussite plus achevée.

 

A cette réussite, la Légion a largement collaboré; elle est beaucoup plus qu’un groupe militaire: elle est une institution. En parlant avec le commandant Pechkoff, j’ai reconnu plus que jamais le caractère presque religieux de cette institution. On n’y entre pas comme dans un régiment ordinaire pour en sortir au bout de deux ou trois ans et n’y plus penser; on lui donne sa vie. Loin d’elle, on demeure un officier, un soldat de la Légion. Le commandant Pechkoff m’a raconté qu’il a vu à l’hopital des légionnaires mourants, insensibles à tout ce qui les entourait, se redresser et saluer quand s’approchait de leur lit un officier de la Légion. Et quand le commandant Pechkoff lui-même, les yeux brillants de foi, parle de ses hommes avec cette simplicité humaine et directe que le lecteur aimera dans son livre, ses amis pensent: un apôtre.

 

                                               André Maurois.