( INEDIT : PROSE PERSONNELLE.

    NOUVELLES DE LA GUERRE

            (Sous forme d’un dialogue à distance, avec en arrière-plan les saisons.)

 

 « Papa, quand tu es parti à la guerre, j’avais 12 ans. Maintenant je suis  âgé de 15 ans. La guerre ne devait durer que quelques mois ! Vivement la fin de cette maudite guerre ! J’ai obtenu le Certificat d’Etudes Primaires, et maintenant je travaille à la ferme tous les jours.

Nous sommes au printemps. Maman et moi avons beaucoup de travail à la ferme. Il faut emmener les vaches au pré, surveiller les semis à cause des « saints de glace », comme on dit ici. A l’école on disait, pour rire, «  les seins de glace ». Et matin et soir, il faut traire les deux vaches qu’il nous reste. Deux ont été réquisitionnées pour nourrir les « poilus ». Au fait, pourquoi dit-on « poilu » ? Et quelle saison as-tu là-bas ? Qu’est-ce que tu vois depuis ta tranchée ? Ton fils qui t’aime. »

            -Mon printemps, c’est vous. Mon horizon, c’est un paysage bouleversé par les trous d’obus, les arbres calcinés qui lèvent les bras au ciel, les barbelés. Le ciel semble toujours menaçant. Mais je ne risque rien, je suis bien à l’abri dans la tranchée. Poilu ? Les copains s’appellent comme cela entre eux, parce qu’ils ne se rasent pas. Mais un sergent, qui lit beaucoup, nous a dit que c’était pour personnifier le courage. « Avoir du poil aux … » En plus, nous sommes couverts de poux Aide bien ta mère, car pour l’instant c’est toi le chef de famille ! Je vous aime tous les deux.

« Qu’est-ce que tu fais la journée. On entend parler de bombardements, de morts, de beaucoup de blessés. J’espère que tu ne t’expose pas trop. A l’hôpital de la ville, beaucoup de blessés sont revenus du front. Certains, on les appelle les « gueules cassées ». Les foins poussent bien, il faudra bientôt les faucher. Il y a eu quelques gelées, mais pas de dégâts. Le ciel nous protège, j’espère qu’il te protège aussi. » Nous t’embrassons.

            -Je ne suis pas en première ligne. Ce sont eux qui montent à l’assaut, rampent sous les barbelés, face aux mitrailleuses des « boches ». On dit « boche », cela vient de l’argot « alboche » pour désigner les Allemands. Les obus tombent plus en avant. Avec les copains, on essaie de deviner où ils vont tomber, car quand ils arrivent on entend un sifflement. La journée, on fait des corvées et des travaux : remplirent des sacs de sable pour être mieux protégé, nettoyer les « latrines ». C’est comme cela que nous appelons nos «gogues ». Ce sont des tranchées creusées un peu à l’écart, pour « poser culotte ». Je vous aime.

 « L’été est arrivé. Il fait très chaud. La fenaison est pénible, car il faut tout faire avec les chevaux, le tracteur du voisin est en panne. C’est moi qui guide les chevaux pour faucher les foins. « Bijou et Rubis » sont nerveux, car ils voient que ce n’est pas toi qui tiens les rênes. Le plus dur, c’est d’aiguiser la lame de la faucheuse. Mais j’y arrive. Parle-nous de ta vie de tous les jours, tu ne fais pas que des corvées. Est-ce que tu fais la guerre ? On dit que les poilus montent à l’assaut avec un courage indomptable, et qu’ils font reculer les boches. Maman a très peur qu’il t’arrive quelque chose. Je t’aime papa. »

            -Mon été, c’est vous. Mon horizon ne change pas. Le terrain saccagé, la fumée, les barbelés. Les mouches qui nous harcèlent. Pour l’instant, je suis agent de liaison. Je dois porter des messages d’une unité à l’autre. C’est très important, car les lignes téléphoniques sont souvent détruites par les bombardements. Je suis, si on peut dire, un combattant isolé. Je bondis de trous d’obus en trous d’obus. Le capitaine m’a dit qu’un obus ne tombait jamais au même endroit. Tu vois, je suis prudent. J’ai toujours avec moi une musette dans laquelle se trouve une ration de combat : 500 grammes de pain de guerre et 300 grammes de viande en boite. Prends bien soin de ta mère. Je pense beaucoup à vous.

« Nous sommes en train de faire les moissons, il fait encore très chaud. Les taons piquent les chevaux sans cesse. Il faut les écraser pour calmer Rubis. Bijou est plus calme. Le voisin nous a prêté la faucheuse-botteleuse, cela va plus vite que de faucher à la main. Cette année la récolte sera bonne. Les épis sont bien garnis. Comme tu le faisais, nous mettons les gerbes les unes contre les autres, les épis en haut, pour former des meules. Nous aurons surement assez de farine pour faire notre pain. Tu ne nous parle-pas de la nourriture. Les colis que l’on t’envoie ne sont pas très copieux, mais c’est tout ce que l’on peut faire avec les restrictions. Maman et moi t’embrassons très fort.

Il fait très chaud ici aussi. Il n’y a pas d’aération dans les tranchées. Comme corvées, nous creusons des boyaux pour circuler entre les lignes. Les lignes sont parallèles à celles des Boches. Les boyaux sont des petites tranchées qui ne sont pas couvertes. Il faut creuser à plat ventre pour échapper aux tirs ennemis. La nourriture ? Franchement, ce n’est pas très bon. Les roulantes, qu’on appelle aussi »popotes », sont situées à l’arrière. Des équipes viennent les distribuer jusqu’aux lignes. C’est un véritable exploit, surtout pour la distribution en 1ére ligne. La nourriture, transportée en bouteillons, est toujours froide. On l’appelle du « rata », une espèce de soupe épaisse, avec des pommes de terre, des haricots et un peu de « corned-Beef », appelé du « singe ». Avec la boite, nous recevons un ouvre-boite de marque « Lesinge ». Je crois que c’est pour cela qu’on dit du singe. On a fait une chanson à propos du rata : « Ce n’est pas de la soupe, c’est du rata, ce n’est pas de la merde, mais ça viendra. » Je vous aime.

« Mon cher papa, la vie quotidienne à la ferme devient difficile. Le pain, le sucre, la viande, tout est rationné. Heureusement, nous avons le lait des vaches et nous pouvons faire du fromage. Nous avons planté des pommes de terre et des betteraves rouges. La récolte nous sera utile pour cet hiver. Maman est très fatiguée, avec toutes ces épreuves. Elle se couche plus tôt le soir. C’est moi qui ramasse le fumier de l’étable et le crottin de l’écurie. Cela nous sert d’engrais pour le petit jardin où on cultive un peu d’haricots, des petits pois, des tomates et des radis. Cela nous fera un complément. Nous t’enverrons un colis de légumes, car vous ne devez pas beaucoup en mangé de frais. Cela doit être quand même dangereux de te déplacer quand il y a des bombes qui  ne tombent pas loin. Nous t’embrassons, mon cher papa. »

            -Nous n’avons jamais de légumes frais, mais comme les colis mettent plus de quinze jours pour nous parvenir, gardez-les pour vous. J’aimerais bien recevoir du saucisson et du lard que nous avons en réserve, dans le tonneau de sel, à la cave. Les copains partagent leurs colis : c’est comme cela qu’on goute les spécialités de chaque région : le jambon de Bayonne, la saucisse de Morteau, le nougat de Montélimar par exemple. Aujourd’hui se prépare une opération d’envergure (comme dit la hiérarchie !). Bombardement intensif, avant un assaut de plusieurs régiments ensemble. Les obus passent au- dessus de nos têtes, c’est impressionnant ! J’ai transportés plusieurs messages aux régiments voisins, les Zouaves et les Légionnaires. Je ne sais pas si je te l’ai dit, je suis au 3éme Chasseurs de la Division Marocaine. Division Marocaine, parce qu’ils viennent d’Afrique du Nord. Je vous aime.

« Nous avons commencé à engranger les foins, pour nourrir nos bêtes cet hiver. Je n’ai pas l’habitude de porter les grandes « fourchées » pour les disposer sur la charrette. Mais cela me fait les muscles. J’ai aussi mal au dos, c’est pourquoi je mets une de tes ceintures de flanelle. Je t’enverrai une photo de moi, avec le chapeau sur la tête. Puis avec le monte-charge, nous les stockons au-dessus de l’étable et de l’écurie comme d’habitude. La récolte est bonne, on devrait pouvoir passer l’hiver. Les nouvelles à la radio sont rassurantes, mais maman est sure que l’on dissimule la vérité. Pourquoi tant de blessés et de morts, si tout va bien ? On voit que tes lettres ont été ouvertes, parce qu’il y a une censure. Nous attendons tes lettres avec impatience. Maman et moi t’embrassons très fort. »

            -Nous venons de gagner une grande bataille, avec la prise le 20 aout de Cumières- le-Mort- homme, dans la Meuse, après plusieurs semaines de combats intenses. Nos poilus se sont élancés à l’assaut des tranchées ennemies avec « une énergie et un courage indomptable », paroles du nouveau chef, le général Pétain. C’est lui qui a remplacé le général Nivelle. Je le sais, parce en transmettant les messages aux Postes de Commandements, j’ai toujours une oreille qui traine. J’ai eu beaucoup de mal à accomplir ma mission, sous les bombardements et la mitraille. Mais il fallait à tout prix conserver la liaison. Après, nous avons eu double ration de rhum.

            -J’ai croisé des ambulances, beaucoup d’ambulances, même des russes et des américaines. Il faut aussi un sacré courage aux brancardiers pour aller chercher les blessés entre les lignes. J’ai moi-même été chercher un camarade blessé, et j’ai obtenu une citation à l’ordre du régiment : « Belle conduite  au cours des attaques du 20 au 22 aout 1917. Est allé chercher sous un feu meurtrier un camarade tombé en avant des lignes. » N’ayez aucune crainte, je vous embrasse.

«L’automne est arrivé.  Papa, nous sommes fiers de toi, et fiers aussi de tous tes camarades qui se battent pour récupérer nos terres. Nous venons de rentrer les blés, et ils vont continuer à sécher dans le hangar. Après, avec la batteuse, nous séparerons la paille et le grain. Comme d’habitude, tout le village se met à l’ouvrage, ferme après ferme. L’automne est là. Les arbres perdent leurs feuilles. Nous allons récolter les pommes de terre, puis les betteraves. Nous prendrons le temps, car même s’il pleut, on peut le faire. Et toi, quelle saison as-tu là-bas ?

            -Mon automne, c’est vous ! Ici, les arbres n’ont plus de feuilles depuis longtemps. Il pleut depuis quelques jours, et nous pataugeons dans la boue. La vie dans la tranchée devient difficile. Impossible de se sécher. Il faut sans cesse colmater la toiture à cause des fuites d’eau. Pour l’instant le front est calme. Tout le monde a besoin de récupérer, les Allemands aussi ! Depuis quelques jours, la nourriture est moins abondante. Il parait que les allemands ont attaqué les convois de ravitaillements. Le moral dans les tranchées est moins bon. Comme on dit : « Quand la ration baisse, le moral baisse. » Je pense beaucoup à vous.

« Papa, c’est bientôt la fin de l’automne. Nous commençons les labours du champ près du bois. Les sillons ne sont pas très droits, comme tu les faisais, mais au moins on pourra y semer les grains avant de passer la herse. Alors ce sera le repos de nos chevaux. Les vaches continuent à donner beaucoup de lait, nous pouvons en donner aux enfants de l’école.       A la mairie, j’ai vu une affiche : « réserver le vin pour les poilus. » Il parait que les vignerons du Sud ont offert des milliers de tonnes d’hectolitres de vin pour les soldats au front. Cela fait plaisir de voir que tout le monde se sent concerné par cette guerre qui n’en finit plus. Nous t’embrassons, maman et moi.

               -Vous devez être très fatigués avec tous ces travaux à la ferme. J’espère pouvoir venir en permission,  mais rien n’est sûr. Souvent les Unités vont à l’arrière se reposer, entretenir les armes et les munitions, se soigner avant de remonter au front. Je suis fier de toi, mon fils. Vivement que je vous puisse vous serrer dans mes bras. En ce qui concerne le vin, ici nous l’appelons « le pinard ». L’origine du mot est assez vague. Le sergent instruit nous a dit qu’il pouvait venir d’un cépage de Bourgogne, le Pineau, ou du député Pinard, qui voulait que les poilus aient plus de vin. Quoiqu’il en soit, c’est du vin rouge plutôt infect. On en a fait une chanson : « Le pinard c’est de la vinasse, ça réchauffe là ousque ça passe. »

 L’hiver est là. Avec lui, le froid ! Les travaux à la ferme sont terminés. Il faut juste donner du foin aux chevaux et aux vaches. On en profite pour entretenir les outils. Hier, le rémouleur est passé et nous lui avons donné les faux à aiguiser et les lames de la faucheuse. Tu as bien fait d’aménager les chambres au- dessus de l’étable et de l’écurie, comme cela nous n’avons pas froid. Et le soir, dans la salle commune, on se réchauffe avec un bon feu dans la cheminée et en mangeant des châtaignes grillées. Et toi, comment supporte-tu le froid ?

            -Ce qui me réchauffe, c’est de penser à vous. Mais c’est quand même très dur. Nous avons les mains et les pieds gelés. On a fabriqué des petits braseros dans des futs  vides, coupés en deux, et on se met tous autours pour profiter des braises. On patauge dans la boue et on essaie de dormir, enroulés dans la capote, sur des lits de camp ou des caillebottis. On attend toujours les couvertures promises. Noël approche, et nous sommes tous très nostalgiques. Nous aurons les colis de la Croix rouges et quelques cadeaux des Armées. Pendant ce temps, les boches continuent à bombarder nos lignes. Ce sont de drôles de cadeaux qui tombent du ciel ! Nous espérons tous retrouver nos familles après l’hiver. C’est du moins ce que dit la hiérarchie. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Je vous embrasse très fort. »

 

Major (er) Hubert Midy en charge de la mémoire.