C’était le début de l’après-midi. Je restais encore sous le coup de ma déconvenue lorsqu’il m’était arrivé, à plusieurs reprises, de passer sur une portion d’autoroute devant cette forêt que je devinais étrange. Ma curiosité était en surchauffe, je n’y tenais plus, il me fallait aller voir cela de plus près…

 

Ainsi donc, par une très belle journée ensoleillée et du fait que je n’avais rien de prévu dans mon agenda surchargé de retraité, je décidai de prendre la direction de cet endroit mystérieux et attirant, pour le découvrir et, pourquoi pas, réussir à m’y perdre… Arrivé sur les lieux, je suivis les petits sentiers, traversai quelques petits ruisseaux, et continuai doucement mon parcours insolite jusqu’au moment où j’arrivai devant un banc rongé par le temps, caché par l’ombre d’un vieux chêne. En m’asseyant un instant sur cette banquette délabrée, je pensai qu’elle devait être là depuis la nuit des temps ; sa forme appartenait à une autre époque, la peinture - qui avait été verte -  qui la recouvrait s’en était allée par endroits, le fer de la structure était rouillé et le bois mis à nu avait pris une bien étrange couleur. En m’installant, je sentis que les pieds du banc s’enfonçaient légèrement dans une terre meuble et je sortis, précautionneusement, sans gestes brusques, un appareil photo de mon sac. L’instant présent était magique, je ne pouvais quitter ce lieu sans immortaliser son image. En ville souvent, je vis au milieu d’une foule de visages, de torses, de bras et de jambes sans parvenir à toucher une intelligence ou un cœur. Je saisis des apparences, des reflets d’opinion publique, des aspects de la crédulité humaine. Je m’efface devant mon ombre. J’ai appris à la Légion qu’on n’est vraiment soi-même qu’avec ceux qui sont par quelque chose pareils à soi. Mon ombre c’est ce garçon qui sourit et observe les lois de la bonne éducation, qui parle peu, c’est le reflet de ce qui n’est qu’une ombre…

 

Le soleil suivait immuablement sa courbe dans le ciel.  Atteint sans doute par un trop plein de bien-être je m’assoupis, pour me réveiller quelques instants plus tard en sursaut, l’esprit un peu confus de me trouver en ce lieu, je décidai de poursuivre ma visite. Marchant alors d’un pas soutenu mais rendu prudent par l’important matelas de feuilles mortes, je parvins à un carrefour de pistes. Devant le choix de directions à prendre, je me souvins des jeux de mon enfance au cours desquels, jeune scout d’une patrouille dite libre puisque sans troupe, il me fallait retrouver mon chemin perdu. Me remémorant cette situation déjà rencontrée par ailleurs, je choisis la piste la plus large, véritable tunnel d’arbres et de branches dont la voûte semblait se terminer en s’enfonçant dans les profondeurs du bois.  Involontairement je commençai à m’imprégner de cette atmosphère inattendue ; mon imagination galopait allègrement en ébauchant les scénarios les plus abracadabrants. La ligne droite parfaite de la piste se terminait par un virage à gauche. Lorsque j’y arrivai et au moment de continuer, je fus pris d’une anxiété indéfinissable… Devant moi s’alignaient dans un désordre organisé, des hêtres tortillards géants, refuges traditionnels des vilaines sorcières qui vivent et conspirent dans les sous-bois. Je pouvais me croire dans la forêt interdite du château de Poudlard*

Je ne savais où regarder tant le paysage offert était d’une grande richesse, ces arbres centenaires étaient des sujets splendides, de toute beauté ; une question me vint à l’esprit: “comment diantre, ces arbres sont-ils venus là, et s’il ne faisait aucun doute que l’homme les avait plantés, alors, pourquoi ici, à cet endroit au milieu de nulle part”. Je cherchai aux alentours immédiats un vestige, une ruine qui m’apporterait, au moins, une ébauche d’explication. En vain.

Tout à ma curiosité et après avoir pris une multitude de photos, j’entrepris d’aller chercher l’information chez l’autochtone et je me dirigeai, aventurier des temps modernes, vers la première ferme qui se présentait à l’horizon.

Accueilli par les aboiements des chiens de ferme heureusement attachés, je vis le fermier venir à ma rencontre, visiblement contrarié par ma visite ; seul le fait qu’il ne portât pas de fusil me rassura.

J’entrepris de faire les premiers pas:            

             -  Bonjour Monsieur, excusez-moi de vous déranger, je viens de me promener dans la forêt qui jouxte votre domaine; avez-vous un moment à m’accorder?

L’homme mit un temps avant de répondre:

- Je ne suis pas une agence touristique et encore moins un service d’information, j’ai pas de temps, passez votre chemin, vous n’êtes pas le bienvenu !

Devant l’attitude décidée de mon interlocuteur, contraint et forcé je rebroussai chemin sans plus attendre, la prudence étant de mise

 

Dépité et déçu par cet accueil hostile, je parvins après quelques kilomètres au centre d’un petit village qui ne doit rien envier à ceux de notre “France profonde”…

De vieilles maisons aux murs lézardés, aux toits en forte pente, laissaient entrevoir la rudesse de l’hiver qui devait couper ce lieu du reste du monde pendant plusieurs mois. Une pancarte indiquait que nous étions à 1000 mètres d’altitude.

Calme et paisible, image immuable des vieux rencontrés dans les agglomérations rurales, un homme était assis sur un banc, penché en avant et s’appuyant sur sa canne. L’ancêtre me regardait avec beaucoup d’ironie, l’œil malicieux, semblant savourer avec délice ma déconfiture affichée.

A nouveau je tentai d’amorcer une conversation avec cet homme qui me paraissait être une mémoire vivante:

-    - Bonjour, Monsieur, excusez-moi de vous déranger, je viens de me promener dans la forêt qui jouxte le village; avez-vous quelques minutes à m’accorder ?

A ma grande surprise, le vieil homme m’invita à venir m’asseoir près de lui et me dit:

-    - Voyez-vous, cela fait maintenant quatre-vingt ans passés que je suis dans ce village, j’en vois passer de ces touristes curieux qui viennent perdre leur temps à la recherche de je ne sais quel trésor. La grande majorité viennent en envahisseurs, ce sont des gens bruyants, sans gêne, ils finiront par faire exploser leur société et le jour où cela arrivera, je peux vous assurer que nous, dans ce village nous survivrons, nous saurons toujours vivre comme le firent nos anciens, habitants de la forêt.

-       - Mais, monsieur, ne vous est-il jamais arrivé de vouloir voir ailleurs, « voir du pays » ?

-       - Pourquoi faudrait-il que je parcoure le monde puisque je suis arrivé ?

L’entendant parler je constatais que, curieusement l’homme n’avait jamais cherché, même pas en rêve, à quitter son lieu de naissance. Aiguillonné par ma curiosité galopante, je lui demandai:

-       Monsieur, vous venez de me parler de vos ancêtres qui vivaient en forêt, pouvez-vous m’en dire un peu plus ?

-    - Pour cela, il faudrait que je vous accompagne dans les bois, mais mes pauvres os ne supporteraient plus le déplacement et nos jeunes sont tous partis pour vivre dans vos villes. Ce que je peux vous dire, c’est que si votre curiosité s’arme de patience, vous pouvez parfaitement trouver la cité interdite qui se trouve dans la forêt et qui vous surprendra par son originalité et, la chance aidant, si vous êtes un honnête homme, vous pourrez peut-être voir quelques fantômes se balader dans un monde parallèle… mais soyez rassuré : ils ne feront même pas attention à vous.

-       - Monsieur, vous parlez de fantômes ?

-       - Oui, je parle bien de fantômes, ce sont les anciens habitants de la forêt qui vivent encore dans leur ville en ruines et qui sont indifférents à notre présence, ils semblent ne pas nous voir, moi parfois, je les vois…

Intrigué par les propos du vieillard, après les remerciements d’usage, je décidai de retourner dans cette forêt à la recherche de cette ville mystérieuse.

En arrivant, je ne retrouve pas la solitude que j’aime dans les bois. Je suis étonné de sentir combien la forêt me pèse sur les nerfs. Il souffle sur elle un grand vent du sud qui ne lui laisse pas de répit plus qu’à moi, je retrouve curieusement ce trouble qui m’envahit devant la mer du nord. Jamais peut-être, je n’avais traversé une crise de sensibilité aussi aiguë, je subissais les nymphes des frondaisons, les dryades des chênes, les naïades des sources et je me perdais entre les hautes futaies, en m’asseyant sur la mousse des tertres, en écoutant le vent. Je suis moi-même dépouillé de cette servitude du silence que ma lassitude de la sottise des hommes m’impose. Être soi-même ? se laisser aller à tous les mouvements de sa pensée, de son élan animal libre, paix intime s’il en est ! Il faut tellement d’amour pour penser quand on est seul, la première trahison de la pensée, c’est la main qui la commet en mettant celle-ci sur le papier.

Reprenant les petits sentiers, j’explorai chaque recoin à la recherche d’indices susceptibles de m’indiquer le chemin de la ville oubliée.

 

Au bout d’un moment, je remarquai un lieu particulièrement envahi par les branches touffues et anarchiques d’un  buisson épineux. En son centre, une statue sculptée dans la pierre, représentant une jeune femme recouverte partiellement de lichens et de mousses vertes… Enfin la chance me souriait, une statue en cet endroit, il y avait de quoi s’émerveiller mais aussi de quoi relancer ma curiosité et mon excitation. Le vieil homme avait raison, il y avait eu une vie dans cette forêt, le doute n’était plus permis.

CM

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A suivre… si vous le voulez bien !