En 1919, au lendemain de la grande Guerre, Blaise Cendrars rencontre Jean Galmot, homme d’affaire hors du commun. Cendrars disait de lui: “Quand je le vis entrer dans mon bureau, j’eus l’impression de me trouver en face de Don Quichotte”; suit une description de Jean Galmot: “la stature du conquérant réel et de l’homme doté d’une grande puissance imaginative, sa destinée de chevalier d’industrie, entre la fortune colossale et la banqueroute…”

Malheureusement, pendant mon séjour en Guyane, je n’avais pas connaissance de Jean Galmot, ce n’est qu’à mon retour, en lisant Blaise Cendrars, que cet homme hors du commun, aventurier hors pair attira ma curiosité, j’invite tous ceux qui sont ou qui ont été au 3°REI à prendre connaissance de la vie de ce député de la Guyane en 1919. C’est ce personnage haut en couleurs qui a inspiré à Blaise Cendrars son livre: “Rhum”.

 

La Guyane, j’ai gardé en souvenir de cette période les moments passés en forêt où l’aventure est encore au rendez-vous pour les sections qui marquent la présence française aux bornes frontières lors des missions-profondes.

 

“La forêt, c'est la jungle de là-bas. J'y ai vécu des heures de fièvre qui valent, par les conséquences de rêves insensés, les plus belles aventures d'amour - de celles que je ne connaîtrais jamais... Je me souviens des joies de la forêt et de mon fessier engourdi par des heures et des heures en pirogue sur les fleuves et les rivières, immobile sur une planche de bois, courbé sous un ciel de plomb et suivant du coin de l'œil le sillage des vaguelettes sculptées par la vitesse de l’embarcation sur l’eau. Ah ! ces pirogues, fileuses et profilées de main de maître par des artisans qui avaient la manière de faire de leurs ancêtres. Ces pirogues conduites par des professionnels rompus aux manœuvres qui évitaient les rochers immergés et qui buvaient plus de rhum (tafia) que ne consommait d'essence, le moteur hors-bord de leur embarcation. J’ai aussi en mémoire ces marches interminables sabre d'abattage à la main, ouvrant un chemin à travers l'enchevêtrement de lianes et bambous en suivant le pisteur de tête, orienté par une boussole de course d’orientation et qui, tel le petit poucet, laissait derrière lui les traces de son passage marqué par un topo-fil, indispensable outil de sécurité qui assurerait, en cas de besoin, le guidage d' un retour éventuel et urgent. Et ces marécages grouillants de vie et pourris d'insectes où l'on s’enfonce jusqu'au cou, la riche puanteur du bois après la pluie; le bond de la pirogue sur les rapides fumants; la rauque mélopée des moteurs dans le soir. Les bruits inquiétants de la nuit dans la jungle, en particulier celui d’arbres morts qui s’écroulaient spontanément, minés par la pourriture à leur base, dangereux jeux de hasard qui nous remettaient en tête la fragilité de nos petites existences. Le silence grouillant de menaces obscures; le frôlement mou des vampires et le coassement obsédant du crapaud-buffle. Au petit matin, le réveil était assuré par les cris angoissants des singes hurleurs. Inattendue situation incontrôlable: celle d’être dans un monde irréel, saisi par une ivresse inconsciente face au danger à venir et qui se transforme en un sentiment immense de solitude: « l'homme face à son destin ».

La vie ! C'est dans cette forêt Amazonienne que nous sentons son souffle sur la nuque, et non dans un monde hystérique et étiolé.

La jungle c’est aussi ce charnier à l’haleine fétide qui pue la charogne, hommes, bêtes et plantes nourrissent son humus et, toute cette corruption fermente sous la voûte épaisse des feuilles mortes qui tapissent un sol glissant.

Que de fois et avec quelle volupté je l'ai humée, cette tiédeur étouffante de la forêt où se confondaient toutes les odeurs de la création ! Deux arômes terribles dominaient : celui de la semence et celui de la mort... Sur chaque branche, dans chaque touffe d'herbes tapie dans le taillis de bambous, sous l'ombrage glauque du pacifique manguier ou du mancenillier toxique, je les ai flairés comme un chien sur une piste.

Quand on franchi le seuil de la jungle, on touche de la paume des mains le mystère chaud de l'existence. De multiples fruits éclatants pendent aux branches mais ils sont empoisonnés. Des fleurs veloutées comme des prunelles et désirables   comme des sexes palpitent dans l'ombre! Elles vous tuent. Des mouches irisées comme des pierreries vous pourrissent d'ulcères, d’autres pondent leurs œufs dans votre chair. Les racines des plantes nourricières donnent la mort. La mort infatigable hante cette inépuisable fécondité… ! Mais quel bonheur d’avoir connu ces moments privilégiés.

Pour moi, et pratiquement tous ceux qui l’ont connu cette Guyane, ce qui nous aura le plus marqués, c’est principalement cette forêt immense, un des seuls endroits encore où l’aventure reste à écrire et où les missions ne se ressemblent jamais, l’une chassant l’autre d’histoires incontrôlables et inattendues, mais ô combien enrichissantes.

Quant à la « zone côtière » urbanisée et peuplée, c’est une toute autre impression que me reste et qui vaut largement un autre « souvenir guyanais » dans lequel je parlerais d’une population immigrée, des grands déplacements d’esclaves venus d’Afrique et du complexe de supériorité incrusté chez eux par cet « homme blanc »  qui hantait le bagne français. Pendant de longues années pour la France métropolitaine, la Guyane   était considérée comme un lointain coin de terre où étaient regroupés en un ramassis, les êtres les plus indésirables, relégués dans cet exil qui cachait si mal sa misérable politique de répression et de redressement. Une toute autre histoire, à laquelle il faut ajouter celle de la conquête spatiale, où la plus moderne aventure humaine cohabite avec ces indiens primitifs qui vivent encore comme au début de leur arrivée dans cette forêt amazonienne, contraste étonnant s’il en est…”.

CM